x/ *r' •.♦' f/«*/r; ■ '/hy//.M;ZJ. OAK ST. HDSF I \ ■ ll'I E> RARY OF THE Od I840 ■>1 ■HT -•■ - \3 •s "r* 1 ypograpMt I.ACHASirr il l'.nmp.. ruo Ramirtle, ■} • fe Wnblt tëoitetn. o MMSUL fflWTOK illustre t<^ i'«m;m»i PAR M. JULES J AN IN -0 m fj— -.Lia»--- PA II I S , ERNEST KO U Kl) IN ET C", ÉDITEURS, 16roede5ei&e S'. &m ÏSÎô ••*. •*»« t* f KOTHCÎIS SlûflR LIS BM i l.ml placer Le Sage tout simplement à < ôlé de Molière; c'est un poëte comique, dans toute l'acception de ce grand mot, la comédie. Il en a les nobles instincts , l'ironie bienveillante, le dialogue animé, le style net [et limpide , la malice sans cruauté; il a étudié à fond les différents états de la vie, en hnnt et en bas du monde. Il sait très-bien les mœurs des comédiens et des grands seigneurs, des hommes d'épée et des gens d'église, des étudiants et des belles dames. Exilé du IV NOTICE SIR LE SAGE. Thëàtre-Français, dont il eût été l'honneur, et moins heureux que Molière, qui avait les comédiens à ses ordres et qui était le propriétaire de son théâtre, Le Sage s'est vu obligé plus d'une fois de refouler en lui-même cette comédie, qui n'avait pas de débou- ché au dehors faute d'acteurs pour la représenter; alors, force a bien été à l'auteur de Turcaret de trouver une forme nouvelle qui lui permît de jeter dans le monde l'esprit, la grâce, l'enjouement, l'enseignement qui l'obsédaient. De pareils hommes, quand on écrit leur biographie.il n'y a qu'une chose à faire, c'est la louange. Plus ils ont été cachés et modestes dans leur vie, et plus les critiques qui s'en occupent ont le droit de les entourer de respects et d'é- loges ; c'est là une justice tardive si vous voulez, mais enfin une jus- tice; et d'ailleurs, qu'importent ces événements vulgaires? Toutes ces biographies se ressemblent. Un peu plus de pauvreté, un peu moins de misère, une jeunesse vivement dépensée, l'âge mûr sé- lieux et rempli de travail, une vieillesse respectée, honorable, et au bout de tous ces travaux , de toutes ces peines, de toutes ces angoisses de l'esprit et du cœur dont les grands artistes ont seuls le secret, l' Académie-Française en perspective. Alors si vous êtes un homme médiocre, toutes les portes vous sont ouvertes; si vous êtes un homme de génie, la porte s'ouvre difficilement; enfin, êtes- vous par hasard un de ces esprits excellents qui n'apparaissent que de siècle en siècle? il peut se faire que l' Académie-Française ne veuille de vous à aucun prix. Ainsi a-t-elle fait pour le grand Molière, ainsi a-l-elle fait pour Le Sage: ce qui est un grand hon- neur, savez-vous, pour l'illustre auteur de Gil Blas. René Le Sage est né dans le Morbihan , le 8 mai 4 (>C8 ; et cette année- là, Racine faisait jouer les Plaideurs, Molière faisait jouer l'Avare. Le père de Le Sage était un homme quelque peu lettré , comme pouvait l'être un honorable avocat de province , qui vivait au jour le jour en grand seigneur, et sans trop s'inquiéter de l'avenir de son fils unique. Le père mourut comme l'enfant n'a- vait que quatorze ans; bientôt après le jeune René perdit sa mère, il resta seul sous la tutèle d'un oncle, et il fut trop heureux d'a- voir pour tuteurs les savants maîtres de la jeunesse du XVIIe siècle, NOTICE SI u LE SAGE. v les Jésuites, qui devaient plus tard être les maîtres de Voltaire, comme ils ont été les instituteurs de toute la France du grand siècle. Grâce à cet habile et paternel enseignement, notre jeune orphelin pénétra bien vite dans les savants et poétiques mystères de cette antiquité classique, qui est encore aujourd'hui et qui sera jusqu'à la lin du monde la source intarissable du goût, du style, de la raison et du bon sens. C'est une louange à donner à Le Sage, qu'il a été élevé avec autant de soin et de zèle que Molière et Racine, que La Fontaine et Voltaire; les uns et les autres ils se sont préparés par de sévères études et par leur respect pour leurs maîtres, à être des maîtres à leur tour; ils sont devenus des écrivains classiques, pour avoir respecté les écrivains classiques, ce qui peut servir, au besoin, d'enseignement aux beaux esprits de nos jours. Mais, quand cette première éducation fut accomplie, et quand il sortit de ces maisons savantes tout rempli de grec et de latin, tout animé de la ferveur poétique, Le Sage rencontra ces terri- bles obstacles qui attendent inviolablement, au sortir de ses études, tout jeune homme sans famille et sans fortune. Le poëte Juvénal l'a très-bien formulé dans un de ses plus beaux vers : Ceux-là sur- nagent difficilement , à qui la pauvreté fait obstacle : lliiml [itcilr emrrgunt, quorum rirlutibus nbtlal Rct nngunlii ilomi Mais qu'importe la pauvreté quand on est si jeune , quand l'es- pérance est si vaste, la pensée si puissante et si riche? On n'a rien , il est vrai; mais le monde vous appartient en propre, le monde est votre patrimoine; vous êtes le roi de l'univers; autour de vous la vingtième année touche toute chose de sa baguette d'or. Votre regard net et limpide pourrait regarder en face le soleil, comme fait l'aigle. C'en est fait, toutes les puissances de votre âme sont éveillées, toutes les passions de votre cœur s'appellent les unes et les autres pour entonner Yhosanna in excelsis / Qu'importe alors que l'on soit pauvre? un beau vers, une noble pensée, une phrase bien faite, la main d'un ami, le doux sourire d une jeune lille qui passe, voilà de la fortune pour huit jours. Ceux qui, au VI NOTICE SUR LE SAGE. commencement de toute biographie, entrent dans toutes sortes de lamentations pour déplorer d'une voix pathétique la triste destinée de leur héros , ceux-là ne sont guère dans le secret des faciles bon- heurs de la poésie, des adorables joies de la jeunesse; les insensés! ils s'amusent à compter, un à un, les haillons qui couvrent ce beau jeune homme , et ils ne voient pas à travers les trous de son manteau ces membres vigoureux et forts, ces bras d'Hercule, cette poitrine d'athlète; ils s'apitoient sur ce pauvre jeune homme dont le chapeau est usé, et sous ce chapeau difforme, ils ne voient pas cette abondante, noire et soyeuse chevelure, qui est le diadème flottant de la jeunesse. Ils vous disent, en poussant de gros soupirs, comment Diderot s'estimait heureux quand il avait sur son pain sec un morceau de fromage , et comment ce pauvre René Le Sage ne buvait à ses repas que de l'eau claire; la belle affaire, en vé- rité! Mais Diderot, en mangeant son fromage, méditait déjà toutes les secousses de l'Encyclopédie; mais cette belle eau claire que l'on boit, à vingt ans, dans le creux de sa main blanche, vous enivre bien mieux que ne le fera vingt ans plus tard, hélas! le meilleur vin de Champagne , versé dans des coupes de cristal. Voilà donc pourquoi il ne faut pas trop nous inquiéter des pre- mières années de Le Sage; il était jeune et beau, et tout en mar- chant le nez au vent comme un poëte, il rencontra, chemin faisant, ces premières amours que l'on rencontre toujours quand on a le cœur honnête et dévoué. Une belle dame l'aima et il se laissa aimer tant qu'elle voulut, et, sans plus s'inquiéter de sa bonne fortune que l'eût fait maître Gil Hlas dans pareille occasion, ces premières amours de notre poëte ont duré tout autant que doivent durer ces sortes d'amours, assez longtemps pour qu'il n'y ait pas de regrets, pas assez longtemps pour qu'il y ait de la haine. Quand donc ils se furent bien aimés, elle et lui, ils se séparèrent pour aller chacun de son côté , comme on fait toujours ; elle prit un mari plus sensé et mieux posé que son amant; il prit une femme plus jolie et moins riche que sa maîtresse. Et bénie soit-elle l'honnête et dé- vouée jeune fille qui a consenti, de gaieté de cœur, à courir tous les hasards, tous les chagrins, et aussi à s'exposer aux joies si douces NOTICE SUR LE SAGE. vu 4c la vio poétique! Ainsi, Le Sage entra presque sans s'en douter dans cette vie laborieuse où il faut dépenser chaque jour les plus rares et les plus charmants trésors de son esprit et de son âme; il écrivit, pour commencer, une espèce de traduction des Lettres de t'alistèiie, sans m douter qu'il avait plus d'esprit à lui tout seul que tous les Grecs du quatrième siècle. L'ouvrage n'eut aucun succès, et cela devait être. Quand on a le génie de Le Sage, il faut faire des Mira originales ou ne pas s'en mêler. Traduire est un métier île manœuvre, imiter est un métier de plagiaire. Au reste, le non- succès de ce premier livre rendit Le Sage moins superbe et moins lier : il accepta une pension, ce qu'il n'eût jamais fait s'il eût réussi tout d'abord, de M. l'abbé de Lyonne; cette pension était de six cents livres: et à ce propos, les biographes s'extasient sur la générosité de l'abbé de Lyonne. Six cents livres! et quand on pense que si Le Sage vivait de nos jours, rien qu'avec son théâtre de la Foire il gagnerait trente mille francs chaque année! De nos jours un ro- man comme Gil Blas ne vaudrait pas moins de cinq cent mille francs; le Diable Boiteux en eût rapporté cent mille, tout autant; mais cependant il ne faut pas en vouloir à M. l'abbé de Lyonne pour avoir fait six cents livres de pension à l'auteur de Gil Blas. L'abbé de Lyonne ht plus encore, il ouvrit à Le Sage un admirable trésor d'esprit, d'imagination et de poésie, il lui enseigna la lan- gue espagnole, celte belle et noble institutrice du grand Corneille; et certes, ce n'est pas là une gloire médiocre pour la langue de Cervantes, d'avoir donné naissance chez nous au Cid et à Gil Blas. Vous pensez si Le Sage accepta avec joie ce nouvel enseignement , s'il se trouva bien à l'aise dans ces mœurs élégantes et faciles, s'il étudia avec amour cette galanterie souriante, cette jalousie loyale, eea duègnes farouches en apparence, mais au fond si faciles; ces belles dames élégantes, le pied dans le satin, la tète dans la man- tille; ces charmantes maisons, brodées au dehors, silencieuses au- dedans; la fenêtre agaçante, sourire par le haut, et murmurant con- cert à ses pieds ! . . . Vous pensez s'il adopta ces soubrettes éveillées et coquette*, ces valets ingénieux et fripons, ces grands manteaux si favorables à l'amour, ces vieilles charmilles si favorables au baiser! VIII NOTICE SUR LE SAGE. Aussi, quand il eut découvert ce nouveau monde poétique, dont il allait être le Pizarre et le Fernand Cortès, et dont le grand Cor- neille était le Christophe Colomb, René Le Sage battit des mains de joie; dans son noble orgueil, il frappa du pied cette terre des enchantements; il se mit à lire, avec quel ravissement vous pou- vez le croire, cette admirable épopée du Don Quiclwtlc, qu'il étudia sous son côté gracieux , charmant, poétique, amoureux, faisant un lot à part de la satire et du sarcasme cachés dans ce beau drame, pour s'en servir plus tard quand il attaquerait les financiers. Cer- tes, M. l'abbé de Lyonne ne croyait pas si bien faire le jour où il ouvrait cette mine inépuisable à l'homme qui devait être plus tard le premier poëte comique de la France, puisqu'aussi bien Molière est un de ces génies à part dont toutes les nations de ce monde, dont tous les siècles littéraires revendiquent au même droit la gloire et l'honneur. Le premier fruit de cette étude de l'Espagne fut un volume de comédies que publia Le Sage, et dans lequel il avait traduit quel- ques belles comédies du théâtre espagnol; il y en avait une seule de Lopez de Vega, si ingénieux et si fécond; c'était vraiment trop peu : il n'y en avait pas une seule de Calderon de la Barca; et ce n'était vraiment pas assez. Dans ce livre que nous avons lu avec soin, pour y rechercher quelques-uns de ces sillons lumineux qui font reconnaître l'homme de génie partout où il a passé, nous n'a- vons pu rien rencontrer de plus qu'un traducteur; l'écrivain ori- ginal ne s'y montre pas encore : c'est que le style est une chose longue à venir; c'est que, dans cet art de la comédie surtout, il y a certains secrets du métier que rien ne remplace, qu'il faut ap- prendre à toute force. Ce métier-là, Le Sage l'apprit comme on apprend toutes choses, à ses dépens. De simple traducteur qu'il était, il se fit arrangeur de comédies, et en 1702 (le xvm" siècle commençait, mais d'une façon timide, et nul ne pouvait prévoir ce qu'il allait devenir) Le Sage fit représenter au Théâtre-Français une comédie en cinq actes, intitulée le Point d'honneur. Ce n'était là qu'une imitation de l'espagnol : l'imitation eut peu de succès, et Le Sage ne comprit pas cette leçon du public; il ne comprit pas que NOTICE SI II LE SAGE. i\ quelque chose disait tout bas à ce parterre si réservé, qu'il y avait dans ce traducteur un poëte original. Pour prendre sa re- vanche, que fit Le Sage? Il tomba dans une faute plus grande en- core : il se mit à traduire, le croirez-vous? la suite du Don Qtii- cholle, comme si Don Quichotte pouvait avoir une suite, comme si personne au monde, pas même Cervantes lui-même, avait le droit d'ajouter un chapitre à cette fameuse histoire! Et véritablement il est bien étrange qu'avec son goût si sûr, sa raison si correcte. Le Sage ait jamais pensé à cette malencontreuse suite. Aussi bien, cette fois encore, cette nouvelle tentative n'eut aucun succès; le public parisien, qui est un grand juge, quoi qu'on en dise, fui plus juste pour le véritable Don Quichotte que Le Sage lui-même; c'était donc encore une fois à recommencer. Lui, cependant, tenta encore une fois cette route nouvelle, qui ne pouvait le mener à rien de bon. Il revint à la charge, toujours avec une comédie es- pagnole, Don César i'rsin, imitée deCalderon. La pièce fut jouée, pour la première fois, à Versailles, et applaudie à outrance à la cour, qui se trompait presquaussi souvent que la ville. Cette fois. Le Sage crut enfin que la bataille était gagnée. Vain espoir! c'é- tait encore une bataille perdue, car, rapportée de Versailles à Paris, la comédie de Don César I'rsin fut sifflée à outrance par le parterre parisien , qui brisa ainsi sans pitié les éloges de la cour et la pre- mière victoire de l'auteur. Alors il fallut bien se rendre à l'évi- dence. Averti par ces rudes enseignements, Le Sage comprit enfin qu'il ne lui était pas permis, à lui moins qu'à tout autre, d'être un plagiaire; que l'originalité était une des grandes causes du suc- cès, et qu'à s'en tenir sans fin et sans cesse dans cette imitation banale des poètes espagnols, il était un poëte perdu. Aussitôt donc le voilà qui se met à être à son tour un poëte ori- ginal. Cette fois, il ne copie plus, il invente; il arrange sa fable à son gré, sans se mettre plus longtemps à l'abri de la fantas- magorie espagnole. Avec l'idée originale, lui vient le style ori- ginal; il rencontre enfin ce merveilleux et impérissable dialogue que l'on peut comparer au dialogue de Molière, non pas pour le naturel peut-être, mais, sans contredit, pour la grâce et l'élégance; i NOTICE SUR LE SAGE. il trouva en même temps, et à sa grande joie, à présent qu'il était lui-même, qu'il ne marchait plus à la suite de personne, il trouva que le métier était devenu bien plus facile; cette fois, il était à l'aise dans cette fable qu'il disposait à son gré; il respirait libre- ment dans cet espace qu'il s'était ouvert; rien ne gênait son allure , non plus que sa fantaisie poétique. A la bonne heure! le voilà enfin le suprême modérateur de son œuvre, le voilà tel que le voulait le parterre, tel que nous l'espérions tous. Cette heureuse comédie, qui est, sans nul doute, la première œuvre de Le Sage, a pour titre Crispin rival de son maître. Quand il l'eut achevée, Le Sage, reconnaissant de l'accueil que la cour avait fait à Don César Lrsin, voulut aussi que la cour eût les pré- mices de Crispin rival de son maître : il se souvenait avec tant de bonheur que les premiers applaudissements qu'il reçut étaient partis de Versailles ! Le voilà donc qui produit sa comédie à la cour. Mais, hélas! cette fois, l'opinion de la cour était changée ; sans égard pour les applaudissements de Versailles, le parterre de Paris avait sifflé Don César lrsin; Versailles à son tour, et comme pour prendre sa revanche, siffla Crispin rival de son maître. Avouez que, pour un esprit moins fort, il y avait de quoi se troubler à tout jamais, et ne plus rien comprendre ni au succès ni à la chute de ses œuvres. Heureusement, Le Sage en appela du public de Versailles au parterre de Paris , et autant Crispin rival de son maître avait été sifflé à Versailles , autant cette charmante comédie fut ap- plaudie à Paris. Cette fois, ce n'était pas seulement pour donner un démenti à la cour, que la ville applaudissait; Paris avait retrouvé, en effet, dans cette comédie nouvelle, toutes les qualités de la co- médie véritable, l'esprit, la grâce, l'ironie facile, la plaisanterie inépuisable , beaucoup de franchise , beaucoup de malice et aussi un peu d'amour. Quanta ceux qui voudraient tourner en accusations les sifflets de Versailles, ceux-là doivent se souvenir que plus d'un chef-d'œuvre, sifflé à Paris, s'est relevé par le suffrage de Versailles : les Plaideurs de Racine, par exemple, que la cour a renvoyés au poëte avec des applaudissements merveilleux, avec les grands rires de Louis XIV, NOTICE SLR LE SAGE. XI qui sont venus délicieusement troubler le sommeil de Racine, à cinq heures du matin. Heureux temps, au contraire, quand les poêles avaient pour les approuver, pour les juger, cette double juridiction, quand ils pouvaient en appeler des censures de la cour aux louanges de la ville, des sifflets de Versailles aux applaudissements de Paris ! Maintenant, voilà Mené Le Sage à qui rien ne fait plus obstacle; il a deviné sa vocation véritable, qui est la comédie; il a compris ce qu'on peut faire de l'espèce humaine, et à quels filslégers est suspendu le cœur humain. Ces fils d'or, de soie ou d'airain , il les lient dans sa main à cette heure, et vous verrez comme il sait s'en servir. Déjà dans cette tête, qui porte Gil Blas et sa fortune, fermentent les récits les plus charmants du Diable Boiteux. Faites silence! Tur- caret va paraître, Turcaret, que n'eût pas oublié Molière siTurcaret eût vécu de son temps; mais il fallut attendre encore que la France eût échappé au règne si correct de Louis XIV, pour voir arriver après l'homme d'église, après l'homme de guerre, cet homme sans coeur et sans esprit, que l'on appelle l'homme d'argent. Dans une société comme est la nôtre, l'homme d'argent est un de ces pou- voirs bâtards et effrontés qui poussent dans les affaires de chaque jour, comme le champignon pousse sur le fumier. On ne sait pas d'où vient cette force inerte , on ne sait pas comment elle se main- tient à la surface des choses; nul ne peut dire comment elle dis- parait après avoir jeté son phosphore d'un instant. Il faut, en vérité, qu'une époque soit bien corrompue et bien infâme pour remplacer par l'argent l'épée du soldat; par l'argent la sen- tence du magistrat ; par l'argent l'intelligence de l'homme de guerre; par l'urgent le sceptre du roi lui-même. Une fois qu'une nation en est arrivée là, d'adorer l'argent à genoux, ne lui de- mandez plus ni beaux-arts , ni poésie , ni amour : elle est abrutie comme l'était le peuple juif agenouillé devant le veau d'or. Heu- reusement, de toutes les puissances éphémères de ce monde, l'ar- gent est la puissance la plus éphémère; on lui tend la main droite, il est vrai, mais on le soufflette de la main gauche; on se pro- sterne jusqu'à terre quand il passe, oui; mais quand il est passé XII NOTICE SUR LE SAGE. on lui donne du pied au derrière ! Voilà ce que Le Sage a merveil- leusement compris, comme un grand poète comique qu'il était. Il a trouvé le côté ridicule et affreux de ces hommes dorés qui se partagent nos finances, valets enrichis de la veille, qui, plus d'une fois, par une méprise toute naturelle, ont monté derrière leur propre carrosse. Ainsi est fait Turcaret. Le poëte l'a affublé des vices les plus honteux, des ridicules les plus déshonorants; il arrache de ce cœur abruti par l'argent, les sentiments les plus naturels; et cependant, même dans cette affreuse peinture, Le Sage est resté dans les limites de la comédie, et pas une seule fois, dans cet admirable chef-d'œuvre, le mépris et l'indignation ne font place à l'éclat de rire. Ce fut donc à bon droit que toute la race des gens de finances, à peine eut-elle entendu parler de Tur- caret , s'ameuta contre le chef-d'œuvre ; ce fut dans tous les riches salons de Paris, parmi la finance qui prêtait son argent aux grands seigneurs, et parmi les grands seigneurs qui empruntaient de l'argent à la finance, un toile général , un haro universel. Jamais le Tartufe de Molière ne trouva plus d'opposition parmi les dé- vots, que Turcaret ne trouva d'opposition parmi les financiers. Et, pour nous servir du mot de Beaumarchais à propos de Figaro, il fallait autant d'esprit à Le Sage pour faire représenter sa comédie, qu'il lui en avait fallu pour l'écrire; mais cette fois encore, le public, qui est le maître tout-puissant dans ces sortes de chefs-d'œuvre, fut plus fort que l'intrigue. Monseigneur le grand dauphin, ce prince illustre par sa piété et par sa vertu, protégea la comédie de Le Sage comme son aïeul Louis XIV avait protégé la comédie de Molière; alors les financiers, voyant que tout était perdu du côté de l'in- trigue, en appelèrent à l'argent, qui est la dernière raison de ces sortes de parvenus, comme le canon est la dernière raison des rois. Cette fois encore l'attaque fut inutile ; le grand poëte refusa une fortune pour faire jouer sa comédie, et certes il a fait là un grand marché, préférable cent mille fois à toutes les basses for- tunes qui se sont dissipées et perdues dans la rue Quincampoix. De Turcaret le succès fut immense ; le Parisien s'égaya avec un rare bonheur de ces loups cerviers voués au plus cruel ridicule. NOTICE Sllt LE SAGE. Mil Oue si Le Sage avait tardé plus longtemps à faire représenter son chef-d'œuvre, ces hommes-là auraient disparu pour faire place à d'autres, et ils auraient emporté avec eux la comédie qu'ils auraient payée; c'était donc un chef-d'œuvre perdu à tout jamais, et jamais, que nous sachions, l'agiotage ne nous aurait porté un coup plus fu- neste. Qui le croirait cependant? après cet ouvrage éminent qui devait le rendre le maître de la comédie française, Le Sage fut bientôt obligé de s'éloigner de cet ingrat théâtre qui ne le comprenait pas. Il renonça, lui , l'auteur de Turcaret , à la grande comédie, pour écrire, en se jouant, la comédie frivole, de petits actes mêlés de couplets qui faisaient la joie du théâtre de la foire Saint-Lau- rent, du théâtre de la foire Saint-Germain. Malheureux exemple que Le Sage a donné là en dépensant sans prévoyance tout son esprit, au jour le jour, sans pitié pour lui-môme, sans profit pour personne. Quoi ! l'auteur de Turcaret remplir tout à fait le môme office que M. Scribe , perdre son temps, son style et son gé- nie, à cette comédie légère qu'un souffle emporte! Et les comédiens français ne se sont pas inquiétés, et ils n'ont pas été se jeter aux genoux de Le Sage, le priant et le suppliant de prendre sous sa protection toute-puissante ce théâtre élevé par le génie et par les soins de Molière! Mais ces comédiens imbéciles ne savaient rien prévoir. Toujours est-il que s'il avait renoncé au Théâtre -Français, Le Sage n'avait pas renoncé à la grande comédie. Toutes les comé- dies qui l'obsédaient au-dedans de lui-même, il les entassa dans ce grand livre qui a nom GU Mas, et qui résume à lui seul la vie hu- maine. Que dire de GU Bios qui n'ait pas été déjà dit? Comment louer dignement le seul livre véritablement gai de la langue fran- çaise? L'homme qui a écrit GU Bios s'est placé au premier rang parmi tous les écrivains de ce monde; il s'est fait par la toute- puissance de sa plume le cousin germain de Rabelais et de Mon- taigne, le grand-père de Voltaire, le frère de Cervantes, le frère cadet de Molière. Il est entré de plein droit dans la famille des poêles comiques qui ont été eux-mêmes des philosophes; dans xiv NOTICE SUR LE SAGE. celte même veine a été encore écrit le Baclulier de Salamanque , qui serait un charmant livre si le GilBlas n'existait pas, si surtout, avant que d'écrire son Gil Blas, il n'avait pas écrit ce charmant livre intitulé le Diable Boiteux. Donc, sauve qui peut ! le Diable est lâché dans la ville, un Diable tout français, qui a l'esprit, la grâce et la vivacité de Gil Blas. Allons, prenez garde à vous, vous les ridicules et les vicieux, qui avez échappé à la grande comédie ; car, par un effet de cette baguette toute-puissante, non-seulement vos maisons, mais encore vos âmes, seront de verre tout à l'heure. Gare à vous! car Asmodée , le terrible railleur, va plonger son œil impitoyable dans ces inté- rieurs que vous croyez si bien cachés , et à chacun de vous il ra- contera son histoire secrète; il vous frappera sans pitié de cette béquille d'ivoire qui ouvre toutes les portes et tous les cœurs; il proclamera tout haut vos ridicules et vos vices. Nul n'échappe à ce gardien vigilant , à cheval sur sa béquille , qui glisse sur les toits des maisons les mieux fermées, et qui en devine les ambi- tions, les jalousies , les inquiétudes, les insomnies surtout. Consi- déré sous le rapport de l'esprit sans fiel et de la satire qui rit de tout, et sous le rapport du style, qui est excellent, le Diable Boi- teux est peut-être le livre le plus français de notre langue; c'est peut-être le seul livre qu'eût signé Molière après le Gil Blas. Telle fut cette vie toute remplie des plus charmants travaux el aussi des plus sérieux ; cet homme qui était né un grand écrivain, et qui a porté jusqu'à la perfection le talent d'écrire, a marché ainsi de chef-d'œuvre en chef-d'œuvre sans jamais s'arrêter. On ne sait pas au juste le nombre de ses pièces; à soixante-quinze ans, il écrivait encore un volume de mélanges; il est mort sans se douter lui-même à quelle gloire il était réservé. Aimable et gai philosophe , il a été jusqu'à la fin plein d'esprit et de bon sens; causeur agréable , ami fidèle, père indulgent, il s'était retiré dans la petite ville de Boulogne-sur-Mer, où il était devenu sans façon un bon bourgeois, à qui chacun prenait la main sans trop se douter que c'était un homme de génie. Des trois fils qu'il avait eus , deux s'étaient faits comédiens , à la grande douleur" de NOTICE SLR LE SA(iE. xv leur noble père, qui avait gardé aux comédiens, comme on peut le voir dans GilBlas, une rancune bien méritée. Cependant, Le Sage pardonna à ses deux enfants, et même il allait souvent ap- plaudir l'aine, qui s'appelait Monmenil , et quand Monmenil mourut, avant son père, Le Sage le pleura, et jamais, depuis ce temps, il ne remit le pied à la comédie. Son troisième fils, le frère de ces deux comédiens , était un bon chanoine de Boulogne-sur- Mer; ce fut chez lui que se retira Le Sage, avec sa femme et sa fille, dignes objets de sa tendresse et qui firent tout le bonheur de ses derniers jours. Undes plus affables gentilshommes de ce temps-là, qui eût été remarqué par son esprit quand bien même il n'eût pas été un grand seigneur, M. le comte de Tressan , gouverneur de Boulogne-sur-Mer, a pu voir encore le digne vieillard la dernière année de sa vie; sur ce beau visage ombragé d'épais cheveux blancs, on pouvait deviner que l'amour et le génie avaient passé par là. Le Sage se levait de très-bonne heure, et tout d'abord il se mettait à chercher le soleil; peu à peu les rayons lumineux tombant sur lui, la pensée revenait à son front, le mouvement à son cœur, le geste à sa main , le regard perçant à ses deux yeux ; à mesure que le soleil montait dans le ciel , cette pensée ressuscitée apparaissait, de son côté, plus brillante et plus nette, si bien que vous aviez tout à fait devant vous l'auteur du Gil Blas. Mais, hélas! toute cette verve tombait à mesure que s'éloignait le soleil, et quand la nuit était venue, vous n'aviez plus sous les yeux qu'un bon vieillard qu'il fallait ramener à sa maison. Ainsi il s'est éteint un soir d'été; le soleil s'était montré bien haut dans le ciel ce jour-là, et il n'était pas tout à fait couché quand Le Sage appela sa famille pour la bénir. Il n'avait guère moins de quatre-vingt-dix ans quand il est mort. Pour vous donner une idée de la popularité dont cet homme a joui, même pendant son vivant, je finirai par cette anecdote : Quand parut te Diable Boiteux, en 1707, le succès de cette admirable et ingénieuse satire de la vie humaine fut si grand, le public trouva si charmantes les vives épigrammes qu'il renferme, que le libraire fut obligé d'en faire deux éditions en huit jours; le dernier de ces huit jours, deux XVI NOTICE SIR LE SAGE. gentilshommes, l'épée au côté, comme c'était l'usage, entrèrent dans la boutique du libraire pour acheter le roman nouveau : un seul exemplaire restait à vendre. L'un de ces gentilshommes veut l'avoir, l'autre le réclame; comment faire? Aussitôt, voilà nos deux acharnés lecteurs qui tirent leur épée et qui se battent au premier sang et au dernier Diable Boileux. Mais qu'auraient-ils donc fait, je vous prie, s'il eût été question cette fois du Diable Boiteux illustré par Tonv Johannot? Jn.ES JAN1N. i \ • . i:ii vrri'iiK prkmikk. OhpI dubl* .'•••.! «|iic- le lliaMe boitrm.— Ou ri pal quel kmrd dnn Uroftel LtJlldlo I'. il-/ /ûiiihnil.i m eMMlman ii«e im. NI nuit du mois d'octobre rouvrait d'épaisses ténèbres la célèbre ville de Madrid : déjà le peuple, retiré chez lui. laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs maîtresses; déjà le son des guitares causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris jaloux: enfin il était près de minuit lorsque don Qeophas l.eandro Perea Zambullo. écolier d'Alcala, sortit brusque- 1 2 LE DIABLE BOITEUX. ment par une lucarne d'une maison où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait fait entrer. Il lâchait de con- server sa vie et son honneur, en s'cflbrçant d'échapper à dois ou quatre spadassins qui le suivaient de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame avec la- quelle ils venaient de le surprendre. Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épéedans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou , il arriva près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il en- tra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un LE DIABLE BCHTEI \ 3 pilote qui voil heureusement surgir au poil son vaisseau menacé du naufrage. H regarda d'abord do toutes paris; el, l'on étonné de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un apparte- ment assez singulier, il se mit à le considérer arec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de enivre attachée au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphère el des compas d'un côté, des lioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui lit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce réduit. Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et délibérait en lui-mèine s'il demeurerait là jusqu'au lende- main ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord (pie c'était quelque fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions. Mais, avant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta [dus que ce ne fût une cbose réelle; et, bien qu'il ne vît personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'écrier : Qui diable soupire ici? C'est moi, seigneur écolier, lui répondît aussitôt une voix qui avait quelque chose d'ex- iraordinaire; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchées. Il loge en celle maison un savant astrologue qui est magicien : c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me lient enfermé dans cette étroite prison. Vous êtes donc- un esprit? dit don Cleophas, un peu troublé de la nouveauté de l'aventure. Je suis un démon, repartit la voix. Vous venez ici fort à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisivelé; car je suis le diable de l'enfer le plus vif el le plus laborieux. Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zam- 4 LE DIABLE BOITEUX. bullo; niais, comme il élail naturellemenl courageux, il se rassura, et dil d'un ton ferme à l'esprit : « Seigneur diable. apprenez -moi , s'il vous plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères, si vous êtes un démon noble ou roturier. Je suis un diable d'importance, répondit la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et l'autre monde. Seriez -vous, par hasard, répliqua don Cleophas. le démon qu'on appelle Lucifer? Non, repartit l'esprit; c'est le diable des charlatans. fctes-vous Uriel? reprit l'éco- lier. Fi donc! interrompit brusquement la voix, c'est le LE DIABLE BOUEUX. patron des marchands, «les (ailleurs, des bouchers, des boulangers el des autres voleurs du tiers-étal. Vous êtes peut-être Beizébuthl dit Leandro. Vous mohas. 3 18 LE UIAP.Li: BOITEUX. il aima mieux l'accepter que i- netle forment la symphonie. Un grand Mandrin de chantre à voix claire fait le dessus, et une jeune fille, qui a la voix fort grosse, fait la basse. 0 la plaisante chose! s'écria don Cleophas en riant : quand on voudrait donner expies un concert ridicule, on n'y réussirait pas si bien. Jetez les yeux sur cet hôtel magnifique, poursuivit le Démon, vous y verrez un seigneur couché dans un superbe appartement. Il a près de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, qui lui fait faire tant de dépenses, qu'il sera bientôt réduit à solliciter une vice-royauté. I 2C LE DIABLE BOITEUX. Si tout repose dans cet hôtel , si tout y est tranquille, en récompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine à main gauche. Y démêlez-vous une dame dans un lit de damas rouge? C'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient d'envoyer chercher une sage- femme, et qui va donner un héritier au vieux don ïorribio, son mari , que vous voyez auprès d'elle. N'êtes-vous pas charmé du bon naturel de cet époux? Les cris de sa chère moitié lui percent l'âme : il est pénétré de douleur; il souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il s'empresse à la secourir! Effectivement, dit Leandro, voilà un homme LE DIABLE BOITEUX. 27 Itien agile; mais j'en aperçois un aiilre qui parait dormir d'un profond sommeil dans la même maison , sans se soucier du succès de l'affaire. La chose doit pourtant l'intéresser, reprit le boiteux , puisque c'est un domestique qui est la cause première des douleurs de sa maîtresse. Regardez un peu au-delà, conlinua-l-il, et considérez dans une salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux-oing pour aller à une assemblée de sorciers qui se tient cette nuit entre Saint-Sébastien et Fonlarabie. Je vous y porterais tout à l'heure pour vous donner cet agréable passe-temps, si jf ne craignais d'être reconnu du démon qui fait le bouc à celte cérémonie. Ce diable et vous, dit l'écolier, vous n'èles donc pas bons amis? Non, parbleu ! reprit Asmodée. C'est ce mêmePillardoc dont je vous ai parlé. Ce coquin me trahirait ; il ne manque- rait pas d'avertir de ma fuite mon magicien. Vous avez eu peut-être encore quelque démêlé avec ce Pillardoc? Vous l'avez dit, reprit le Démon : il y a deux ans que nous eûmes ensemble un nouveau différend pour un enfant de Paris qui songeait à s'établir. Nous prétendions tous deux en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un homme à bonnes foi-lunes; nos camarades en firent un mauvais moine pour finir la dispute. Après cela, on nous réconcilia; nous nous embrassâmes , et depuis ce temps-là nous som- mes ennemis mortels. Laissons là celte belle assemblée , dit don Cleophas , je ne suis nullement curieux de m'y trouver; continuons plutôt d'examiner ce qui se présente à noire vue. Que signifient ces étincelles de feu qui sortent de celte cave? C'est une des plus folles occupations des hommes , répondit le Diable. Ce personnage qui, dans celle cave, est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur; le feu consume peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il cherche. 28 LE DIABLE BOITEUX. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle chi- mère, que j'ai moi-même forgée pour nie jouer de l'esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont été pres- crites. Ce souffleur a pour voisin un bon apothicaire , qui n'est pas encore couché. Vous le voyez qui travaille dans sa bou- X* tique avec son épouse surannée et son garçon. Savez-vous ce qu'ils font? Le mari compose une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier demain. Le garçon fait une tisane laxalive , et la femme pile dans un mortier des drogues astringentes. J'aperçois dans la maison qui fait face à celle de l'apothi- caire , dit Zambullo , un homme qui se lève et s'habille à la hâte. Malpeste! répondit l'esprit, c'est un médecin qu'on appelle pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part d'un prélat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussé deux ou trois fois. Portez la vue au-delà, sur la droite, et tâchez de décou- vrir dans un grenier un homme qui se promène en chemise, LE DIABLE BOITEUX. :»!♦ nia sombre clarté d'une lampe. J'y suis, s'écria l'écolier. à (elles enseignes, que je ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas : il n'y a qu'un grabat, un plaeel et une lable, et les murs nie paraissent tout barbouillés de noir. Le personnage qui loge si haut est un poète, reprit Asmodée, et ce qui vous paraît noir, ce sont des vers tragiques de sa façon dont il a lapissé sa chambre , étant obligé, faute de papier, d'écrire ses poèmes sur le mur. A le voir s'agiter el se démener comme il l'ail eu se pro- menant, dit don Cleophas, je juge qu'il compose quelque ouvrage d'importance. Vous n'avez pas lort d'avoir cette pensée, répliqua le boiteux : il mil hier la dernière main à une tragédie intitulée h' Drluçje unhrrsrl. On ne saurai! lui 30 LE DIABLE BOITEUX. reprocher qu'il n'a point observé l'unité de lieu, puisque toute l'action se passe dans l'arche de Noé. Je vous assure que c'est une pièce excellente; toutes les bêtes y parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dé- dier; il y a six heures qu'il travaille à l'épîlre dédicatoire; il en est à la dernière phrase en ce moment. On peut dire que c'est un chef-d'œuvre que cette dédicace : toutes les vertus morales et politiques, toutes les louanges qu'on peut donner à un homme illustre par ses ancêtres et par lui- même, n'y sont point épargnées; jamais auteur n'a tant prodigué l'encens. A qui prétend-il adresser un éloge si ma- gnifique? reprit l'écolier. Il n'en sait rien encore, repartit le Diable; il a laissé le nom en blanc. Il cherche quelque riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié d'autres livres; mais les gens qui paient des épîlres dédicatoires sont bien rares aujourd'hui : c'est un défaut dont les seigneurs se sont corrigés, et par là ils ont rendu un grand service au public, qui était accablé de pitoyables productions d'esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dédicaces. A propos d'épîlre dédicatoire, ajouta le Démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour ayant permis qu'on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant qu'on l'imprimât ; et ne s'y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d'en com- poser une de sa façon , et de l'envoyer à l'auteur, pour la mettre à la tête de son ouvrage. Il me semble s'écria Leandro, que voilà des voleurs qui s'introduisent dans une maison par un balcon. Vous ne vous trompez point, dit Asmodée, ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un banquier : suivons-les de l'œil; voyons ce qu'ils feront. Ils visitent le comptoir; ils fouillent partout: mais le banquier les a prévenus; il partit hier LE DIABLE BOITEl'X. :u pour la Hollande, avec lout ce qu'il avait d'argent dans ses coffres. Kxaminons, dil Zamhullo, un autre voleur qui monte par une échelle de soie à un balcon. Celui-là n'est pas ce que vous pensez, répondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade, pour se couler dans la chambre d'une fdle qui veut cesser de l'être. Il lui a juré très-légèrement qu'il l'épousera, et elle n'a pas manqué de se rendre à ses ser- ments ; car, dans le commerce de l'amour, les marquis sont des négociants qui ont grand crédit sur la place. 4e suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait 3-2 LE DIABLE BOITEUX. certain homme que je vois eu bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit avec application, et il y a près de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en écrivant. L'homme qui écrit, répondit le Diable , est un greffier qui , pour obliger un tuteur très-reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur d'un pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le démon des greffiers. Ce Griûaël, répliqua don Cleophas , n'occupe donc cet em- ploi que par intérim? puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son déparle- ment. Non , repartit Asmodée ; les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste. Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier apparte- ment. C'est une veuve, et l'homme que vous voyez avec elle est, son oncle, qui loge au second étage. Admirez la pudeur de celte veuve : elle ne veut pas prendre sa che- LE DIABLE BOITEUX. 33 mise devant son oncle ; elle passe dans un cabinet . pour se la faire nietlre par un galant qu'elle y a caché. Il demeure chez le greffier un gros bachelier boileux de ses parents, qui n'a pas son pareil au inonde pour plaisan- ter. Volumnius, si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel , n'était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence dans Madrid le bachelier Donoso , est recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger; c'est à qui l'aura. Il a un talent lout particulier pour réjouir les convives; il fait les délices ;n LE DIABLE BOITEUX. d'une table : aussi va-l-il tous les jours dîner dans quelque bonne maison, d'où il ne revient qu'à deux heures après minuit. 11 est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas, où il n'est allé que par hasard. Comment, par hasard? inter- rompit Leandro. Je vais m'expliquer plus clairement, repartit le Diable. 11 y avait ce malin, sur le midi, à la porte du bachelier, cinq ou six carrosses qui venaient le chercher de la part de différents seigneurs ; il a fait monter leurs pages liii#- dans son appartement, et leur a dit , en prenant un jeu de cartes : Mes amis, comme je ne puis contenter tous vos mat 1res à la fois, et que je n'en veux point préférer un aux LE DIABLE BOITEUX. 35 autres, ces caries eu vont décider. J'irai dîner chez le roi de trèfle. Quel dessein, dil don Cleophas, peut avoir, de l'autre côté de la rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte? attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison? Non, non, répondit Asinodée; c'est un, jeune Castillan qui lile l'amour parfait : il veut, par pure galanterie, à l'exemple des amants de l'antiquité, passer la nuit à la porte de sa maîtresse. Il racle île temps en temps une guitare, en chantant des romances de sa compo- sition ; mais son infante , couchée au second étage, pleure, en l'écoulant, l'absence de son rival. Venons à ce bâtiment neuf qui contient deux corps-dc togis séparés : l'un est occupé par le propriétaire, qui esl 98 LE DIABLE BOITEUX. ce vieux cavalier qui tantôt se promène clans son apparte- ment, et tantôt se laisse tomber dans un fauteuil. Je juge , dit Zambullo, qu'il roule dans sa tète quelque grand projet. Qui est cet homme-là? Si l'on s'en rapporte à la richesse qui brille dans sa maison, ce doit être un grand de la pre- mière classe. Ce n'est pourtant qu'un contador, répondit le Démon. Il a vieilli dans des emplois très-lucratifs. 11 a quatre millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiétude sur les moyens dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu scrupuleux : il songe à bâtir un mo- nastère; il se flatte qu'après une si bonne œuvre il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres, et d'une extrême humilité. Il est fort embarrassé sur le choix. Le second corps-de-logis est habité par une belle dame qui vient de se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout à l'heure. Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de Saint- Jacques, qui ne lui a laissé pour tout bien qu'un beau nom ; mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de Caslille , qui font à frais communs la dépense de sa maison. Oh ! oh ! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations; viendrait-il d'arriver quelque malheur? Voici ce que c'est, dit l'esprit : deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes , dans ce tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main , et se sont blessés tous deux mortellement : le plus âgé est marié, et le plus jeune est fils unique ; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. Malheu- LE MAliLi: HOITEIX. 33 reux enfant, dit le père en apostrophant son lils, qui ne saurai! l'entendre, combien de l'ois t'ai-je exhorté à re- noncer au jeu ? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il le coû- terait la vie? Je déclare que ce n'est pas ma faute si tu péris misérablement. De son côté, la femme se désespère. Quoi- que son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apporté en mariage ; quoiqu'il ail vendu toutes les pierreries qu'elle avait , et jusqu'à ses babils , elle est inconsolable de sa perte , elle maudit les caries qui en sont la cause ; elle mau- 3S LE DIABLE BOITEUX. clil celui qui les a inventées ; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent. Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cleophas ; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâce au ciel , je ne suis point entiché de ce vice- là. Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le Démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courti- sanes? et n'avez-vous pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire messieurs les hommes : leurs propres défauts leur paraissent des minuties, au lieu qu'ils regardent ceux d'aulrui avec un microscope. Il faut encore, ajouta-l-il, que je vous présente des images tristes. Voyez, dans une maison à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur un lit : c'est un malheureux cha- noine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite nièce, bien loin de lui donner du secours, le laissent LE DIABLE BOITEUX. :«i mourir, et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des receleurs; après quoi ils auront lout le loisir de pleurer et de se lamenter. Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ense- velit? Ce sont deux frères ; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se gouvernaient différemment ; l'un avait une confiance aveugle en son médecin , l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous deux : celui-là pour avoir pris tous les remèdes de son docteur, celui-ci pour n'avoir rien voulu prendre. Cela est fort embarras- sant, dit Leandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre malade? C'est ce que je ne puis vous apprendre, répondit le Diable; je sais bien qu'il y a de bons remèdes, mais je ne sais s'il y a de bons médecins. Changeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la rue un charivari? Une femme de soixante ans a épousé ce malin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quar- tier se sont ameutés pour célébrer ses noces par un con- cert bruyant de bassins, de poêles et de chaudrons. Vous m'avez dit, interrompit l'écolier, que c'était vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point de parla celui-là. Non vraiment, repartit le boiteux, je n'avais garde de le faire, puisque je n'étais pas libre; mais quand je l'aurais été, je ne m'en serais pas mêlé. Celte femme est scrupuleuse : elle ne s'est remariée que pour pouvoir goûter sans remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles unions; je me plais bien davantage à troubler les consciences qu'à les rendre tranquilles. Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zam- bullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille. Celui «pic vous entendez en dépit du charivari, répondit le boi- W) LE DIABLE BOITEUX. leux, part d'un cabaret où il y a un gros capitaine flamand, un chantre fiançais, et un officier de la garde allemande, qui chantent en trio. Ils sont à table depuis huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres. Arrêtez vos regards surcette maison isoléevis-à-visdecelle du chanoine ; vous verrez trois fameuses Galliciennes qui font la débauche avec trois hommes de la cour. Ah! qu'elles me paraissent jolies! s'écria don Cleophas : je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. Qu'elles font de caresses à ceux-là! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux ! Que vous êtes jeune ! répliqua l'esprit : vous ne connaissez guère ces sortes de dames; elles ont le cœur encore plus fardé que le visage. Quelques démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié pour ces seigneurs : elles en ménagent un pour avoir sa protection , et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de même de toutes les autres coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimés; au contraire, tout payeur est traité comme un mari : c'est une règle que j'ai établie dans les intrigues amoureuses ; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs valets, qui les atten- dent dans la rue, se consolent dans la douce espérance de les avoir gratis. Expliquez-moi, de grâce, interrompit Leandro Perez, lin autre tableau qui frappe mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans celte grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient a gorge déployée, et que les autres dansent? On y célèbre quelque fêle apparemment ? Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les domestiques sont dans la joie : il n'y a pas trois jours que dans ce même hôtel on était dans une extrême affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie LK IUAHLK BOITKI'X. VI de vous raconter : elle est un peu longue, à la vérité ; niais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point. En même temps il la commença de cette sorte : <:hapitrk i\ llière? Oui, oui, répondit la duègne, j'ai fait là-dessus toutes les réflexions nécessaires, et je suis fâchée «'» LE DIABLE BOITEUX. que vous vous opposiez avec tant d'opiniâtreté au brillant établissement que la fortune vous présente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne rebute votre amant ; craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intérêt de sa fortune, que la violence de sa passion lui fait négliger. Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa parole le lie : il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur ; d'ailleurs, je suis témoin qu'il vous reconnaît pour sa femme ; ne savez-vous pas qu'un témoignage tel que le mien suffit pour faire condamner en justice un amant qui oserait se parjurer ? Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla Léonor, qui , se laissant étourdir sur le péril qui la menaçait, s'abandonna de bonne foi, quelques jours après, aux mauvaises intentions du comte. La duègne l'introdui- sait toutes les nuits, par le balcon, dans l'appartement de sa maîtresse , et le faisait sortir avant le jour. Une nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'à l'ordi- naire de se retirer, et que déjà l'aurore commençait à percer l'obscurité, il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais, par malheur, il prit si mal ses mesures , qu'il tomba par terre assez rudement. Don Luis de Cespèdes , qui était couché dans l'apparte- ment au-dessus de sa fille, et qui s'était levé ce jour-là de très-grand matin pour travailler à quelques affaires pres- santes, entendit le bruit de cette chute. Il ouvrit sa fenêtre pour voir ce que c'était. Il aperçut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine, et la dame Marcelle sur le balcon, occupée à détacher l'échelle de soie, dont le comte ne s'était pas si bien servi pour descendre que pour monter. Il se frotta les yeux , et prit d'abord ce spectacle pour une illusion; mais, après l'avoir bien considéré, il jugea qu'il n'y avait rien de plus réel, et que la clarté du LE IU.VHLE HOITEl X 88 jour, toute bible qu'elle était encore, ne lui découvrait que trop sa boute. Troublé de celte fatale vue, transporté d'une juste colère, il descend en robe de chambre dans l'appartement de Léo- nor, tenant son épée d'une main, el une bougie de l'antre. Il la cherche, elle el sa gouvernante, pour les sacrifier à son ressentiment. Il frappe à la porle de leur chambre, ordonne d'ouvrir; elles reconnaissent sa voix ; elles obéis- sent en tremblant. 11 entre d'un air furieux ; et montrant son épée nue à leurs yeux éperdus : Je viens, dit-il, laver dans le sang d'une infâme l'affront qu'elle fait à son père, et punir en même temps la lâche gouvernante qui trahit ma confiance. Klles se jetèrent à genoux devant lui l'une et l'autre, et 9 *< (36 LE DIABLE BOITEUX. la duègne prenant la parole : Seigneur, dit-elle, avant que nous recevions le châtiment que vous nous préparez , dai- i)i;„",.fcrc gnez m'éeouler un moment. Hé bien ! malheureuse, répliqua le vieillard, je consens à suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes les circonstances de mon malheur. Mais que dis-je, toutes les circonstances? Je n'en ignore qu'une, c'est le nom du téméraire qui désho- nore ma famille. Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte de Belflor est le cavalier dont il s'agit. Le comte de Belflor ! s'écria don Luis. Où a-t-il vu ma fdle ? par quelles voies l'a- t-il séduite? Ne me cache rien. Seigneur, repartit la gou- «*■ LE DIABLE BOITEUX. 67 vernanle, je vais vous faire ce récit avec toule la sincérité dont je suis capable. Alors elle lui débita avec un art infini tous les discours qu'elle avait fait accroire à Léonor que le comte lui avait tenus. Elle le peignit avec les plus belles couleurs ; c'était un amant tendre, délicat et sincère. Comme elle ne pou- vait s'écarter de la vérité au dénouement , elle fut obligée de la dire ; mais elle s'étendit sur les raisons que l'on avait eues de faire à son insu ce mariage secret, et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don Luis. Elle s'en aperçut bien ; et pour achever d'adoucir le vieil- lard : Seigneur, lui dit-elle , voilà ce que vous vouliez savoir : punissez-nous présentement ; plongez votre épée dans le sein de Léonor. Mais qu'est-ce que je dis? Léonor est innocente, elle n'a fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargée de sa conduite ; c'est à moi seule que vos coups doivent s'adresser ; c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre fille; c'est moi qui ai formé les nœuds qui les lient. J'ai fermé les yeux sur ce qu'il y avait d'irrégulier dans un engagement que vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez que la laveur est le canal par où coulent aujourd'hui toutes les grâces de la cour ; je n'ai envisagé que le bonheur de Léonor, et l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance ; l'excès de mon zèle m'a fait trahir mon devoir. Pendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maî- tresse ne s'épargnait point à pleurer ; et elle fit paraître une si vive douleur, que le bon vieillard n'y put résister. 11 en fut attendri : sa colère se changea en compassion; il laissa tomber son épée; et dépouillant l'air d'un père irrité : Ah ! ma fille , s'écria-l-il les larmes aux yeux , que l'amour est une passion funeste ! Hélas ! vous ne savez pas toutes les 68 LE DIABLE BOITEUX. raisons que vous avez de vous affliger. La honte seule que vous cause la présence d'un père qui vous surprend excite vos pleurs en ce moment; vous ne prévoyez pas encore tous les sujets de douleur que voire amant vous prépare peut-être. Et vous, imprudente Marcelle, qu'avez- vous fait? Dans quel précipice nous jette votre zèle indiscret pour ma famille ! J'avoue que l'alliance d'un homme tel que le comte a pu vous éblouir, et c'est ce qui vous sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous êtes, ne fallait-il pas vous défier d'un amant de ce caractère? Plus il a de crédit et de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S'il ne se fait pas de scrupule de manquer de foi à Léonor, quel parti faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois ? Une personne de son rang saura bien se mettre à l'abri de leur sévérité. Je veux bien que, fidèle à ses serments, il ait envie de tenir parole à ma fille ; si le roi , comme il vous l'a dit , a dessein de lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince ne l'y oblige par son auto- rité. Oh ! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Léonor, ce n'est pas ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assuré que le roi ne fera pas une si grande violence à ses sentiments. J'en suis persuadée, dit la dame Marcelle : outre que ce monarque aime trop son favori pour exercer sur lui celte tyrannie, il est trop généreux pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant don Luis de Cespèdes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l'état. Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient vaines ! Je vais chez le comte lui demander un éclaircissement là-dessus; les yeux d'un père sont péné- trants; je verrai jusqu'au fond de son âme. Si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le passé; mais, ajoula-t-il d'un ton plus ferme, si dans ses LE DIAIILE BOITEl X. «9 discours je démêle un cœur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste de vos jours. A ces mots il ramassa son épée ; et les laissant se remettre de la frayeur qu'il leur avait causée, il remonta dans son appartement pour s'habiller. Asmodée, en cet endroit de son récit, fut interrompu par l'écolier, qui lui dit : Quelque intéressante que soit l'his- toire que vous me racontez, une chose que j'aperçois m'em- pêche de vous écouter aussi attentivement que je le vou- drais. Je découvre dans une maison une femme qui me paraît gentille, entre un jeune homme et un vieillard. Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises ; et tandis que le cavalier suranné embrasse la dame, la friponne, par-derrière , donne une de ses mains à baiser au jeune homme, qui sans doute est son galant. Tout au contraire , ■ répondit le boiteux, c'est son mari, et l'autre son amant. 70 LE DIABLE BOITEUX. Ce vieillard est un homme de conséquence, un comman- deur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette femme, dont l'époux a une petite charge à la cour : elle fait des caresses par intérêt à son vieux soupirant, et des infidélités en faveur de son mari , par inclination. Ce tableau est joli, répliqua Zambullo. L'époux ne serait- il pas Français? Non, repartit le Diable, il est Espagnol. Oh! la bonne ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris débonnaires ; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui sans contredit est la cité du monde la plus fertile en pareils habitants. Pardon , seigneur Asmodée, dit don Cleophas, si j'ai coupé le fil de l'histoire de Léonor; continuez-la, je vous prie; elle m'at- tache infiniment : j'y trouve des nuances de séduction qui m'enlèvent. Le Démon la reprit ainsi : «IIWMÏHK V Suite oi conclusion dei nnoun ilii cornle d> It.lil. >r Son Luis sortit de bon matin, et se ren- Idit chez le comte, qui, ne croyant [pas avoir été découvert, fut surpris :de celte visite. Il alla au-devant du [vieillard ; et après l'avoir accablé id'embrassades : Que j'ai de joie, dit- ^IfSTiShS^^^^llil, de voir ici le seigneur don Luis! Viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir? Seigneur, lui 72 LE DIABLE BOITEUX. répondit don Luis , ordonnez , s'il vous plaît , que nous soyons seuls. Belflor fil ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux ; el le vieillard prenant la parole : Seigneur, dil-il , mon bon- heur et mon repos ont besoin d'un éclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce malin sortir de l'appartement de Léonor. Elle m'a tout avoué : elle m'a dil Elle vous a dit que je l'aime , interrompit le comte, pour éluder un discours qu'il ne voulait pas entendre ; mais elle ne vous a que faiblement exprimé tout ce que je sens pour elle. J'en suis enchanté : c'est une fille tout ado- rable; esprit, beauté, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un fils qui achève ses études à Alcala , ressemble-t-il à sa sœur ? S'il en a la beauté , el pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit êlre un cavalier parfait ; je meurs d'envie de le voir, et je vous offre tout mon crédit pour lui. Je vous suis redevable de celte offre, dit gravement don Luis; mais venons «à ce que Il faut le meure incessam- ment dans le service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune : il ne vieillira point dans la foule des officiers subalternes, c'est de quoi je puis vous assurer. Répondez-moi, comte, reprit brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole. Avez-vous dessein, ou non, de tenir la promesse'?... Oui, sans doute, interrompit Belflor pour la troisième fois , je tiendrai la promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur : comptez sur moi, je suis homme réel. C'en est trop, comte, s'écria Cespèdes en se levant : après avoir séduit ma fille, vous osez encore m'insulter ! Mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne demeurera pas impunie. En achevant ces mots, il se relira chez lui le cœur plein de ressenti- ment, et roulant dans son esprit mille projets de vengeance. LE DIABLE BOITRI X. 73 Dos qu'il y lui arrivé, il dit avec beaucoup d'agitation à Léonor et à la dame Marcelle : Ce n'était pas sans raison que le comte m'était suspect, c'est un traître dont je veux me venger. Pour vous, dès demain vous entrerez toutes deux dans un couvent ; vous n'avez qu'à vous y préparer, et rendez grâce au ciel que ma colère se borne à ce châti- ment. En disant cela, il alla s'enfermer dans son cabinet pour penser mûrement au parti qu'il avait à prendre dans une conjoncture aussi délicate. Quelle fut la douleur de Léonor quand elle eut entendu dire que Belflor était perfide ! Elle demeura quelque temps 10 74 LE DIABLE BOITEUX. immobile ; une pâleur mortelle se répandit sur son visage ; ses esprits l'abandonnèrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Celte duègne apporta tous ses soins pour la faire revenir de son évanouissement. Elle y réussit. Léonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et voyant sa gouver- nante empressée à la secourir : Que vous êtes barbare ! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi m'avez- vous tirée de l'heureux état où j'étais? Je ne sentais pas l'horreur de ma destinée. Que ne me laissiez-vous mourir? LE DIAHLE BOITEUX. Vous (jui savez toutes les peines qui doivent troublei le repos de ma vie , pourquoi me la voulez-vous conser- ver Marcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage. Tous vos discours sont superflus, s'écria la fille de don Luis; je ne veux rien écouter : ne perdez pas le temps à combattre mon désespoir ; vous devriez plutôt l'ir- riter, vous qui m'avez plongée dans l'abîme affreux où je suis: c'est vous qui m'avez répondu delà sincérité du comte; MM vous je ne me serais pas livrée à l'inclination que j'a- vais pour lui , j'en aurais insensiblement triomphé : il n'en aurait jamais, du moins, tiré le moindre avantage. Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et je n'en accuse que moi : je ne devais pas suivre vos con- seils, en recevant la foi d'un homme sans la participation de mon père. Quelque glorieuse que fût pour moi la re- cherche du comte de Belflor, il fallait le mépriser plutôt que de le ménager aux dépens de mon honneur; enfin je devais me défier de lui , de vous et de moi. Après avoir été assez faible pour me rendre à ses serments perfides, après l'affliction que je cause au malheureux don Luis, et le dés- honneur que je fais à ma famille, je me déteste moi-même ; loin de craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma honte dans le plus horrible séjour. En parlant de cette sorte elle ne se contentait pas de pleurer abondamment, elle déchirait ses habits, et s'en prenait à ses beaux cheveux de l'injustice de son amant. La duègne, pour se conformer à la douleur de sa maîtresse, n'épargna pas les grimaces ; elle laissa couler quelques pleurs de commande, fit mille imprécations contre les hommes en général , et en particulier contre Belflor. Est-il possible , s'écria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de droiture et de probité, soit assez scélérat pour nous avoir trompées 76 LE DIABLE BOITEUX. toutes deux? Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutôt je ne puis encore me persuader cela. En effet , dit Léonor, quand je me le représente à mes genoux, quelle fille ne se serait pas fiée à son air tendre , à ses serments, dont il prenait si hardiment le ciel à témoin, à ses transports qui se renouvelaient sans cesse ? Ses yeux me montraient encore plus d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait charmé de ma vue : non , il ne me trompait point , je ne puis le penser. Mon père ne lui aura point parlé peut-être avec assez de ména- gement ; ils se seront piqués tous deux , et le comte lui aura moins répondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi peut-être. Il faut que je sorte de cette incerti- tude : je vais écrire à Belflor, lui mander que je l'attends ici cette nuit ; je veux qu'il vienne rassurer mon cœur alarmé, ou me confirmer lui-même sa trahison. La dame Marcelle applaudit à ce dessein ; elle conçut même quelque espérance que le comte, tout ambitieux qu'il était, pourrait bien être touché des larmes que Léonor répan- drait dans cette entrevue, et se déterminer à l'épouser. Pendant ce temps-là , Belflor, débarrassé du bonhomme don Luis, rêvait dans son appartement aux suites que pour- rait avoir la réception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les Cespèdes, irrités de l'injure , songeraient à la venger ; mais cela ne l'inquiétait que faiblement : l'intérêt de son amour l'occupait bien davantage. 11 pensait que Léonor serait mise dans un couvent , ou du moins qu'elle serait désormais gardée à vue ; que, selon toutes les appa- rences, il ne la reverrait plus. Cette pensée l'affligeait, et il cherchait dans son esprit quelque moyen de prévenir ce malheur, lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'était un billet de Léonor, conçu en ces termes : LE DIABLE BOITEUX. 77 « Je dois demain quitter le monde pour aller m'ensevelir dans une retraite. Me voir déshonorée, odieuse à ma fa- mille et à moi-même, c'est l'état déplorable où je suis réduite pour vous avoir écouté. Je vous attends encore cette nuit. Dans mon désespoir, je cherche de nouveaux tourments : venez m'avouer que votre cœur n'a point eu de part aux serments que votre bouche m'a faits, ou ve- nez les justifier par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin. Comme il pourrait y avoir quel- que péril dans ce rendez-vous, après ce qui s'est passé entre vous et mon père, faites-vous accompagner par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m'intéresse encore à la vôtre. « Léoxor. » Le comte lut deux ou trois fois cette lettre; et se repré- sentant la fille de don Luis dans la situation où elle se dé- peignait, il en fut ému. H rentra en lui-même : la raison, la probité, l'honneur, dont sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencèrent à reprendre sur lui leur empire. 11 sentit tout d'un coup dissiper son aveuglement; et, comme un homme sorti d'un violent accès de fièvre rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont échappées, il eut honte de tous les lâches artifices dont il s'était servi pour contenter ses désirs. Qu'ai-je fait? dit-il; malheureux, quel démon m'a pos- sédé? J'ai promis d'épouser Léonor; j'en ai pris le ciel à témoin; j'ai feint que le roi m'avait proposé un parti; men- songe, perfidie, sacrilège, j'ai tout mis en usage pour cor- rompre l'innocence ! Quelle fureur! Ne valait-il pas mieux employer mes efforts à détruire mon amour, qu'à le satis- faire par des voies si criminelles? Cependant voilà une fille de condition séduite; je l'abandonne à la colère de ses pa- 78 LE DIABLE BOITEUX. rente, que je déshonore avec elle, et je la rends misérable pour prix de m'avoir rendu heureux : quelle ingratitude ! Ne dois-je pas plutôt réparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je veux, en l'épousant, dégager la parole que je lui ai donnée. Qui pourrait s'opposer à un dessein si juste? Ses bontés doivent-elles me prévenir contre sa vertu? Non, je sais combien sa résistance m'a coûté à vaincre. Elle s'est moins rendue à mes transports qu'à la foi jurée. Mais, d'un autre côté, si je me borne à ce choix, je me fais un tort considérable. Moi, qui puis aspirer aux plus nobles et aux plus riches héritières de l'état, je me con- tenterai de la fdle d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien médiocre! Que pensera-t-on de moi à la cour? On dira que j'ai fait un mariage ridicule. Beltlor, ainsi parlagé entre l'amour et l'ambition, ne sa- vait à quoi se résoudre; mais, quoiqu'il fût encore incer- tain s'il épouserait Léonor ou s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de se déterminer à l'aller trouver la nuit pro- chaine, et il chargea son valet de chambre d'en avenir la dame Marcelle. Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au ré- lablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c'était rendre son déshonneur public, outre qu'il craignait avec grande raison que la justice ne fût d'une part et les juges de l'au- tre : il n'osait pas non plus aller se jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti qu'il s'arrêta. Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel au comte; mais, venant à considérer qu'il était trop vieux et trop faible pour oser se fier à son bras, il LE DIABLE BOITEIX. 79 aima mieux son remettre à son iils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya donc un de ses domes- tiques ;i \lcala, avec une lettre par laquelle il mandait à son fils de venir incessamment à Madrid venger une offense faile a la famille des Cespèdes. Ce fils, nommé don Pèdre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe dans la ville d'Alcala pour le plus redoutable écolier de l'univer- sité; mais vous le connaissez, ajouta le Diable, et il n'est pas besoin que je m'étende sur cela. Il est vrai, dit don 80 LE DIABLE BOITEUX. Cleophas, qu'il a toute la valeur et tout le mérite que l'on puisse avoir. Ce jeune homme, reprit Asmodée, n'était point alors à Alcala, comme son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il aimait l'avait amené à Madrid. La dernière fois qu'il y était venu voir sa famille, il avait fait cette con- quête au Prado. Il n'en savait point encore le nom ; on avait exigé de lui qu'il ne ferait aucune démarche pour s'en informer, et il s'était soumis, quoique avec beaucoup de peine , à cette cruelle nécessité. C'était une fille de condi- tion qui avait pris de l'amitié pour lui, et qui, croyant de- voir se défier de la discrétion et de la constance d'un éco- lier, jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître. Il était plus occupé de son inconnue que de la philoso- phie d'Arislole, et le peu de chemin qu'il y a d'ici à Alcala était cause qu'il faisait souvent comme vous l'école buis- sonnière, avec cette différence que c'était pour un objet qui le méritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dé- rober la connaissance de ses amoureux voyages à don Luis, son père, il avait coutume de loger dans une auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir caché sous un nom emprunté. Il n'en sortait que le matin a cer- taine heure, qu'il lui fallait aller a une maison où la dame qui lui faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre, accompagnée d'une femme de chambre. Il demeu- rait donc enfermé dans son auberge pendant le reste du jour; mais, en récompense, dès que la nuit était venue il se promenait partout dans la ville. Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue dé- tournée, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s'arrêta pour les écou- ter; c'était une sérénade : le cavalier qui la donnait était LE DIABLE BOITEUX. SI ivre, et naturellement brutal. Il n'eut pas sitôt aperçu notre écolier, qu'il vint à lui avec précipitation, et, sans autre compliment : Ami, lui dit-il d'un ton brusque, passez votre chemin; les gens curieux sont ici fort mal reçus. Je pour- rais me retirer, répondit don Pèdre, choqué de ces paroles, si vous m'en aviez prié de meilleure grâce, mais je veux de- meurer pour vous apprendre à parler. Voyons donc, reprit le maître du concert en tirant son épée, qui de nous deux cédera la place à l'autre. Don Pèdre mit aussi l'épée à la main, et ils commen- ceront à se battre. Quoique le maître de la sérénade s'en acquittât avec assez d'adresse, il ne put parer le coup mor- tel qui lui fut porté, et il tomba sur le carreau. Tous les 11 8:> LE Dl.MîLE HOITEIX. acteurs du concert, qui avaient déjà quille leurs instru- ments et tiré leurs épées pour accourir à son secours, s'avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble don Pèdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il sa- vait faire. Outre qu'il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes qu'on lui portait . il en poussait de fu- rieuses, et occupait à la fois tous ses ennemis. Cependant ils étaient si opiniâtres et en si grand nom- bre, que, tout habile escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perle, si le comte de Belflor, qui passait alors par celle rue, n'eût pris sa défense. Le comte avait du cœur et beaucoup de générosité. Il ne put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s'intéresser pour lui. Il tira son épée; et courant se ranger auprès de don Pèdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sérénade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de l'être. Après leur retraite, l'écolier voulut remercier le comte du secours qu'il en avait reçu; mais Belflor l'interrompit : Laissons là les discours, lui dit-il; n'ètes-vous point blessé? Non, répondit don Pèdre. Éloignons-nous donc d'ici, re- prit le comte : je vois que vous avez tué un homme; il est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans cette rue ; la justice pourrait vous y surprendre. Ils marchèrent aus- sitôt à grands pas, gagnèrent une autre rue; et quand ils furent loin de celle où s'était donné le combat, ils s'arrê- tèrent. Don Pèdre, poussé par les mouvements d'une juste re- connaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait tant d'obligation. Belflor ne fit au- cune difficulté de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'écolier, ne voulant pas se faire connaître, répondit qu'il s'appelait don Juan de Maros, et l'assura qu'il LE DIABLE BOITKl \ 83 souviendrait éternellement de ce qu'il avait l;m pour lui. Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès celte nuit une occasion de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez vous « ini n'est pas sans péril; j'allais chercher on ami pour m'y accompagner : je connais voire valeur; puis-je vous pro- poser, don Juan, de venir avec moi? Ce doute m'outrage, repartit l'écolier; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que vous m'avez conservée, que de l'exposer pour VOBS. Partons, je suis prêt à vous suivre. Ainsi Belllor con- duisit lui-même don Pèdre à la maison de don Luis, et ils entrèrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Léonor. Don Cteophaa en cet endroit interrompit le Diable : Sei- gneur Asmodée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pèdre ne reconnût point la maison de son père? Il n'avait garde de la reconnaître, répondit le Démon; c'était unr nouvelle demeure : don Luis avait changé de quartier, et logeait dans cette maison depuis huit jours, ce que don Pèdre ne savait pas : c'est ce (pie j'allais vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous êtes trop vil'; vous avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens : corrigea» vous de Ofl défaut-là. Don Pèdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son père; il ne s'aperçut pas non plus que la per- M>nnequi les introduisait était la dame Marcelle, puisqu'elle lis reçut sans lumière dans une antichambre où Belflor pria son compagnon de rester pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'écolier y consentit, et s'assit sur une chaise, l'épée nue à la main, do peur de surprise. Il se mit à rêver aux laveurs dont il jugea (pie l'amour allait combler Belllor, et il souhaitait d'être aussi heureux que lui : quoiqu'il ne lût pas maltraité de sa dame inconnue. 84 LE DIABLE BOITEUX. elle n'avait pas encore pour lui toutes les bontés que Léonor avait pour le comle. Pendant qu'il faisait là -dessus toutes les réflexions que peut faire un amant passionné, il entendit qu'on essayait doucement d'ouvrir une porte qui n'était pas celle des amants, et il vit paraître de la lumière par le trou de la serrure. Il se leva brusquement, s'avança vers la porte, qui s'ouvrit, et présenta la pointe de son épée à son père; car c'était lui qui venait dans l'appartement de Léonor pour voir si le comte n'y serait point. Le bonhomme ne croyait pas, après ce qui s'était passé, que sa fille et Marcelle eus- sent osé le recevoir encore; c'est ce qui l'avait empêché de les faire coucher dans un autre appartement : il s'était toutefois avisé de penser que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-être voulu l'entretenir pour la dernière fois. Qui que lu sois, lui dit l'écolier, n'entre point ici, ou bien il l'en coûtera la vie. A ces mots, don Luis envisage don Pèdre, qui, de son côté, le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. Ah! mon fils, s'écrie le vieillard, avec quelle impatience je vous attendais ! Pourquoi ne m'avez- vous pas fait avertir de votre arrivée? craignez-vous de troubler mon repos ? Hélas ! je n'en puis prendre dans la cruelle situation où je me trouve ! 0 mon père ! dit don Pèdre tout éperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils point déçus par une trompeuse ressemblance? D'où vient cet étonnemenl ? reprit don Luis ; n'êtes-vous pas chez votre père? ne vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit jours? Juste ciel! répliqua l'éco- lier, qu'est-ce que j'entends? je suis donc ici dans l'appar- tement de ma sœur? Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avait en- tendu du bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, LE DIABLE KOITKIX. 85 sortit l'épée à la main de la chambre de Léonor. Dès que le vieillard l'aperçut, il devint furieux, et le montrant à son fds : Voilà, s'éeria-l-il , l'audacieux qui a ravi mon re- pos, et porté à notre honneur une mortelle atteinte. Ven- geons-nous; hàions-nous de punir ce traître. En disant cela, il lira son épée qu'il avait sous sa robe de chambre, et voulut attaquer Belllor; mais don Pèdre le retint. Arrê- tez, mon père, lui dit-il; modérez, je vous prie, les trans- ports de votre colère : quel est votre dessein? Mon lils, répondit le vieillard, vous retenez mon bras! vous croyez 86 LE DIABLE BOITEI'X. sans doule qu'il manque de force pour nous venger. Hé bien! lirez donc raison vous-même de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour cela que je vous ai mandé de revenir à 3Iadrid. Si vous périssez, je prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou qu'il nous ôle à tous deux la vie, après nous avoir ôté l'honneur. Mon père, reprit don Pèdre, je ne puis accorder à votre impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'altenler à la vie du comte, je ne suis venu ici que pour la défendre. Ma parole y est engagée; mon honneur le demande. Sor- tons, comte, poursuivit-il en s'adressant à Beltlor. Ah! lâche, interrompit don Luis en regardant don Pèdre d'un œil irrité, tu t'opposes toi-même à une vengeance qui de- vrait l'occuper tout entier! Mon (ils, mon propre fils est d'intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille! Mais n'espère pas tromper mon ressentiment : je vais appeler tous mes domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta lâcheté. Seigneur, répliqua don Pèdre , rendez plus de justice à votre fils. Cessez de le traiter de lâche : il ne mérite point ce nom odieux. Le comte m'a sauvé la vie celte nuit. Il m'a proposé, sans me connaître, de l'accompagner à son rendez-vous. Je me suis offert à partager les périls qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance enga- geait imprudemment mon bras contre l'honneur de nia famille. Ma parole m'oblige donc à défendre ici ses jours : par là je m'acquilte envers lui ; mais je ne ressens pas moins vivement que vous l'injure qu'il nous a faite, et dès demain vous me verrez chercher à répandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en voyez aujourd'hui à le conserver. Le comte, qui n'avait point parlé jusque-là, tanl il était frappé du merveilleux de cette aventure, prit alors la pa- role : Vous pourriez, dit-il à l'écolier, assez mal venger 9 LE DIABLE BOITE! \ 87 («•lie injure par la voie des armes; je veux vous offrir un inoven plus sûr de rétablir voire honneur. Je vous avouerai (pie jusqu'à ce jour je n'ai pas eu dessein d'épouser Léonor. mais ce malin j'ai reçu de sa pari une lettre qui m'a lou- ché, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage: le honneur d'être son époux fait à présent ma plus chère envie. Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis. < -< miment vous dispenserez -vous?... Le roi ne m'a proposé aucun parti, interrompit Belflor en rougissant : pardonnez, de grâce, celte fable à un homme dont la raison était troublée par l'amour; c'esl un crime que la violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous l'avouant. Seigneur, reprit le vieillard , après cet aveu , qui sied bien à un grand cœur, je ne doute plus de votre sincérité: je vois que vous voulez en effet réparer l'affront que nous avons reçu; ma colère cède aux assurances que vous m'en donnez : souffrez que j'oublie mon ressentiment dans vos bras. En achevant ces mots, il s'approcha du comte, qui s'était avancé pour le prévenir. Ils s'embrassèrent tous deux à plusieurs reprises; ensuite Belflor se tournant vers don Pèdre : Et vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez déjà gagné mon estime par une valeur incomparable oiiu son repos; au contraire, quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beau- coup d'obligation. G'e&l chez vous, disait-il l'autre jour à un drapier, c'est chez vous que je veux désormais prendre à crédit; je vous donne la préférence. Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la dou- ceur du sommeil qu'ilote à ses créanciers, considérez un homme qui.... Attendez, seigneur Asmodée, interrompit brusquement don Cleophas ; j'aperçois un carrosse dans la rue, je neveux pas le laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans. Chut! lui dit le boiteux en baissant la voix, comme s'il eût craint d'être entendu : apprenez que ce carrosse recèle un des plus grave* personnages de la monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait en pareille occasion une perruque pour se dé- guiser. Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous m'avez interrompu. Regardez, tout au haut de l'hôtel du marquis, un homme qui travaille dans un cahinet rempli de livres et de manuscrits. C'est peut-être, dit Zam- bullo , l'intendant qui s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son maître. Ron ! répondit le Diable, c'est bien à cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutôt à profiler du déran- gement des affaires qu'à y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez, c'est un auteur; le marquis le loge dans son hôtel, pour se donner un air de protecteur des gens de lettres. Cet auteur, répliqua don Cleophas, est apparemment un grand sujet. Vous allez en juger, repartit le Démon. Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces 13 98 LE DIABLE BO[TEUX. manuscrits; cl quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de vanité qu'un véritable auteur. Vous ne savez pas , continua l'esprit , qui demeure à trois portes au-dessous de cet hôtel? c'est la Chichona, celte même femme dont j'ai fait une si honnête mention dans l'his- toire du comte de Belflor. Ah! que je suis ravi de la voir! dit Leandro. Celte bonne personne , si utile à la jeunesse, est sans doute une de ces deux vieilles que j'aperçois dans une salle basse. L'une a les deux coudes appuyés sur une table , et regarde attentivement l'autre qui compte - ■y LE DIABLE BOITEl X. N de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona? C'est, dit le Démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la l'ebrada, est une honorable dame de la même profession : elles sont associées , et elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles viennent de mettre à (in. A La l'ebrada est la plus achalandée : elle a la pratique de plusieurs veuves riches h qui elle porte tous les jouis sa liste à lire. Qu'appelez -vous sa liste? interrompit l'écolier. Ce sont, repartit Asmodée, les noms de tous les étrangers bien 100 LE DIABLE BOITEUX. faits qui viennent à Madrid, et surtout des Français. D'abord que celle négociatrice apprend qu'il en est arrivé de nou- veaux, elle court à leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge ; puis elle en l'ail son rapport à ces veuves, qui font leurs réflexions là-dessus; et si le cœur en dit auxdiles veuves, elle les abouche avec lesdils étrangers. Cela est fort commode, et juste en quelque façon, répliqua Zambullo en souriant ; car enfin , sans ces bonnes dames et leurs agenles, les jeunes étrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps infini à en faire. Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces maquignonnesdans les autres pays? Bon! s'il y en a, répondit le boiteux; en pouvez-vous douter? je remplirais bien mal mes fondions si je négligeais d'en pourvoir les grandes villes. Donnez votre attention au voisin de la Chichona, à cel imprimeur qui travaille toul seul dans son imprimerie. 11 y a trois heures qu'il a renvoyé ses ouvriers. Il va passer la nuil à imprimer un livre secrètement. Eh ! quel est donc cet ouvrage? dit Leandro. 11 traite des injures, répondit le Démon. Il prouve que Ja religion est préférable au poinl d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que venger une offense. Oh! le maraud d'imprimeur! s'écria l'écolier; il fait bien d'imprimer en secret son infâme livre. Que l'au- teur ne s'avise pas de se faire connaître ; je serais le premier à le bâtonner. Est-ce que la religion défend de conserver son honneur? N'entrons pas dans celle discussion, interrompit Asmodée avec un souris malin. Il paraît que vous avez bien profilé des leçons de morale qui vous ont été données à Alcala ; je vous en félicite. Vous direz ce qu'il vous plaira, interrompit à son tour don Cleophas : que l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements du monde , je m'en* LE DIABLE BOITEUX 101 moque : je suis Espagnol , rien ne nie semble si doux que la Vengeance; et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie de ma maîtresse, je vous somme de me tenir parole. Je cède avec plaisir au transport qui vous agite, dit le Démon. Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule ! Je vais vous satisfaire tout à l'heure : aussi bien le temps de vous venger est arrivé; mais je veux auparavant vous faire voir une chose très-réjouis- sante. Portez la vue au-delà de l'imprimerie , et observez bien ce qui se passe dans un appartement tapissé de drap musc. J'y remarque, répondit Léandro , cinq ou six femmes qui donnent, comme à l'euvi, des bouteilles de verre à une espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agitées. Ce sont, reprit le boiteux, des dévotes qui ont grand sujet d'être émues. Il y a dans cet appartement un inquisi- ii-ur malade. Ce vénérable personnage, qui a près de trente- 102 LE DIABLE BOITEUX. cinq ans, est couché dans une autre chambre que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus chères pénitentes le veillent. L'une fait ses bouillons, et l'autre, à son chevet, a soin de lui tenir la tête chaude, et de lui couvrir la poi- trine d'une couverture composée de cinquante peaux de mouton. Quelle est donc sa maladie? répliqua Zambullo. Il est enrhumé du cerveau, repartit le Diable; et il est à craindre que le rhume ne lui tombe sur la poitrine. Ces autres dévoles que vous voyez dans son antichambre accourent avec des remèdes, sur le bruit de son indispo- sition : l'une apporte, pour la toux, des sirops de jujube, d'althéa, de corail et de tussilage ; l'autre , pour conserver les poumons de sa révérence , s'est chargée de sirops de longue vie, de véronique, d'immortelle et d'élixir de pro- priété ; une autre, pour lui fortifier le cerveau et l'estomac, a des eaux de mélisse, de cannelle orgée, de l'eau divine et de l'eau thériacale , avec des essences de muscade et d'ambre gris. Celle-ci vient offrir des confections anacar- dines et bézoardiques ; et celle-là des teintures d'oeillets, de corail, de mille-fleurs, de soleil et d'émeraudes. Toutes ces pénitentes zélées vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent : elles le tirent à part tour à tour, et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit à l'oreille : Laurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la préférence. Parbleu! s'écria don Cleophas, il faut avouer que ce sont d'heureux mortels que ces inquisiteurs. Je vous en réponds, reprit Asmodée ; peu s'en faut que je n'envie leur sort : et de même qu'Alexandre disait un jour qu'il aurait voulu être Diogène s'il n'eût pas été Alexandre , je dirais volontiers que si je n'étais pas diable je voudrais être inquisiteur. Allons, seigneur écolier, ajoula-l-il, allons présentement punir l'ingrate qui a si mal payé votre tendresse. Alors LE IMAHI.K BOITEUX. n>:: Xamhullo saisit le bout «lu manteau d'Asmodée, qui fendit une seconde fois les airs avec lui, et alla se poser sur la maison de dona Thomasa. Cette friponne était à table avec les quatre spadassins qui avaient poursuivi Leandro sur les gouttières : il frémit de courroux en les voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payés et fait porter chez la traîtresse, avec quel- ques bouteilles de bon vin. Pour surcroît de douleur, il s'apercevait que la joie régnait dans ce repas, et jugeait, aux démonstrations de dona Thomasa, que la compagnie de ces malheureux était plus agréable que la sienne à cette scélérate. Oh! les bourreaux! s'écria-t-il d'un ton furieux: les voilà qui se régalent à mes dépens ! quelle mortification pour moi ! Je conviens , lui dit le Démon , que ce spectacle n'est pas fort réjouissant pour vous; mais quand on fréquente les daines galantes, on doit s'attendre à ces aventures : elles sont arrivées mille fois en France aux abbés, aux gens de robe et aux financiers. Si j'avais une épée, reprit don Cleo- phas, je fondrais sur ces coquins , et troublerais leurs plai- sirs. La partie ne serait pas égale, reprit le boiteux, si vous les attaquiez tout seul : laissez -moi le soin de vous venger; j'en viendrai mieux à bout que vous. Je vais mettre la division parmi ces spadassins, en leur inspirant utie fu- reur luxurieuse : ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez voir un beau vacarme. A ces mots, il souffla , et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit en serpentant comme un feu d'arti- fice, et se répandit sur la table de dona Thomasa. Aussitôt un des convives, sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame et l'embrassa avec transport : les autres, entraînés par la force de la même vapeur, voulurent lui arracher la grivoise : chacun demande la préférence ; ils se la dispu- ' 10V LE DIABLE BOITEUX. lent; une jalouse rage s'empare d'eux; ils en viennent aux mains ; ils tirent leurs épées, et commencent un rude com- bat. Cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris : tout le voisinage est bientôt en rumeur; on crie à la justice; la justice vient; elle enfonce la porte; elle entre, et trouve deux de ces bretteurs étendus sur le plancher; elle se saisit des autres , et les mène en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau pleurer, s'arracher les cheveux et se désespérer, les gens qui la conduisaient n'en étaient pas plus touchés que Zambullo, qui en faisait de grands éclats de rire avec Asmodée. Hé hien! dit ce Démon a l'écolier, êtes-vous content? Non , non , répondit don Cleophas. Pour me donner une entière satisfaction , portez-moi sur les prisons , que j'aie LE DIABLE BOITEUX. 105 le plaisir d'y voir enfermer la misérable qui s'est jouée de mon amour; je me sens pour elle plus de haine en ce mo- ment que je n'ai jamais eu de tendresse. Je le veux bien , lui répliqua le Diable ; vous me trouverez toujours prêt à suivre vos volontés, quand elles seraient contraires aux miennes et à mes intérêts, pourvu que ce soit pour votre bien. Ils volèrent tous deux sur les prisons, où bientôt arri- vèrent les deux spadassins, qui furent logés dans un cachot noir. Pour Thomasa , on la mit sur la paille, avec trois ou ■ ***^i — quatre autres femmes de mauvaise vie qu'on avait arrêtées le même jour, et qui devaient être transférées le lendemain au lieu destiné pour ces sortes de créatures. Je suis h présent satisfait, dit Zambullo, j'ai goûté une pleine vengeance ; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agréablement qu'elle se l'était promis. Nous irons où il vous plaira continuer nos observations. Nous sommes ici dans un endroit propre à cela, répondit l'Esprit. Il v a dans 14* 10(i LE DIABLE BOITEUX. ces prisons un grand nombre de coupables et d'innocents : c'est un séjour qui sert à commencer le châtiment des uns et à purifier la vertu des antres. Il faut que je vous montre quelques prisonniers de ces deux espèces, et que je vous dise pourquoi on les relient dans les fers. CHAPITKK VII Dca ï'nK*iiniri>. a.nt que j'entre dans ce détail, ob- servez un peu les guichetiers qui sont l'entrée de ees horribles lieux. Les ©êtes de l'antiquité n'ont mis qu'un Cerbère à la porte de leurs enfers; il y en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont dos hommes qui ont perdu tout sentiment humain : le plus mé- chant de mes confrères pourrait à peine en remplacer un- Mais je m'aperçois, ajouta-t-il, que vous considérez avec horreur ces chambres où il n'y a pour tous meubles que 108 LE DIABLE BOITEUX. des grabats : ces cachots affreux vous paraissent autant de tombeaux. Vous êtes justement étonné de la misère que vous y remarquez, et vous déplorez le sort des malheu- reux que la justice y retient : cependant ils ne sont pas tous également h plaindre; c'est ce que nous allons exa- miner. Premièrement, il y a dans celte grande chambre à droite quatre hommes couchés dans ces deux mauvais lits ; l'un est un cabaretier accusé d'avoir empoisonné un étranger qui creva l'autre jour dans sa taverne. On prétend que la qualité du vin a fait mourir le défunt; l'hôte soutient que c'est la quantité : et il sera cru en justice, car l'étranger était allemand. Eh! qui a raison du cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Cleophas. La chose est problématique, répondit le Diable. Il est bien vrai que le vin était frelaté; mais , ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les juges peuvent en conscience remettre en liberté le caba- retier. Le second prisonnier est un assassin de profession, un de ces scélérats qu'on appelle valientes, et qui, pour quatre ou cinq pistoles , prêtent obligeamment leur ministère à tous ceux qui veulent faire cette dépense pour se débar- rasser de quelqu'un secrètement; le troisième, un maître à danser qui s'habille comme un petit-maître, et qui a fait faire un mauvais pas à une de ses écolières; et le quatrième, un galant qui a été surpris la semaine passée par la ronda , dans le temps qu'il montait par un balcon à l'appartement d'une femme qu'il connaît, et dont le mari est absent. Il ne tient qu'à lui de se tirer d'affaire , en déclarant son commerce amoureux ; mais il aime mieux passer pour un voleur, et s'exposer à perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame. Voilà un amant bien discret, dit l'écolier; il faut avouer LE DIABLE BOITEUX. 109 que notre nation l'emporte sur les autres en fait de galan- terie. Je vais parier qu'un Français, par exemple, ne serait pas capable, comme nous, de se laisser pendre par discré- tion. Non , je vous assure, dit le Diable ; il monterait plutôt exprès h un balcon pour déshonorer une femme qui aurait des bontés pour lui. Dans un cabinet auprès de ces quatre hommes , poursui- vit-il , est une fameuse sorcière, qui a la réputation de sa- voir faire des choses impossibles. Parle pouvoir de son art, de vieilles douairières trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but à but ; les maris deviennent fidèles à leurs femmes , et les coquettes véritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent à elles ; mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne possède point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et de vivre commodément de cette opinion. Le saint-office réclame cette créature-là, qui pourra être brûlée au premier acte de foi. Au-dessous du cabinet il y a un cachot noir qui sert de gîte à un jeune cabaret ier. Encore un hôte de taverne ! s'é- cria Leandro; ces sortes de gens-là veulent-ils donc empoi- sonner tout le monde? Celui-ci, reprit Asmodée, n'est pas dans le même cas. On arrêta ce misérable avant-hier, et l'inquisition le réclame aussi. Je vais en peu de mots vous dire le sujet de sa détention. Un vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutôt par sa patience, à l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues à Madrid ; il alla demander un logement dans un cabaret : on lui dit qu'il y avait, à la vérité, des chambres vides, mais qu'on ne pouvait lui en donner au- cune, parce qu'il revenait toutes les nuits dans la maison un esprit qui mallraitait fort les étrangers, quand ils avaient la témérité d'y vouloir coucher. Celte nouvelle ne rebuta 110 LE DIABLE BOITEUX. point le sergent. Que l'on me mette, dit-il. dans la chambre qu'on voudra ; donnez-moi de la lumière , du vin, une pipe et du tabac, et soyez sans inquiétude sur le reste : les esprits ont de la considération pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le harnais. On mena le sergent dans une chambre , puisqu'il parais- sait si résolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandé. Il se mit à boire et à fumer. Il était déjà plus de minuit, que l'esprit n'avait point encore troublé le profond silence qui régnait dans la maison : on eût dit qu'effectivement il res- pectait ce nouvel hôte; mais entre une heure et deux, le grivois entendit tout à coup un bruit horrible, comme de ferrailles, et vit bientôt entrer dans sa chambre un fantôme épouvantable vêtu de drap noir, et tout entortillé de chaînes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ému de cette apparition : il lira son épée, s'avança vers l'esprit, et lui en déchargea du plat sur la tête un assez rude coup. Le fantôme , peu accoutumé à trouver des hôtes si har- dis, fil un cri; et, remarquant que le soldat se préparait à recommencer, il se prosterna très-humblement devant lui, en disant : De grâce, seigneur sergent, ne m'en donnez pas davantage : ayez pitié d'un pauvre diable qui se jette à vos pieds pour implorer votre clémence ; je vous en con- jure par saint Jacques, qui était, comme vous, un grand spadassin. Si tu veux conserver ta vie, répondit le soldat , il faut que tu me dises qui tu es, et que lu me parles sans déguisement, ou bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passé fendaient les géanls qu'ils ren- contraient. A ces mots, l'esprit, voyant à qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout. Je suis, dit-il au sergent, le maître garçon de ce caba- ret : je m'appelle Guillaume ; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du logis, et je ne lui déplais pas; mais comme son LE DIABLE B01TEIX. 111 ï \ père et sîi mère ont en vue une alliance plus relevée que la mienne, pour les obliger à me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille elmoi, que je ferais toutes les nuils le personnage que je fais : je m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou une chaîne de tournebroche , avec laquelle je cours toute la maison . depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre du maître et de la maîtresse, je m'arrête et m'écrie : «N'es- 112 LE DIABLE BOITEUX. « pérez pas que je vous laisse en repos, que vous n'ayez « marié Juan il la avec votre maître garçon. » Après avoir prononcé ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et cassée, je continue mon carillon, et j'entre en- suite par une fenêtre dans un cabinet où Juanilla couche seule, et je lui rends compte de ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je vous dis la vérité : je sais qu'après cet aveu vous pouvez me perdre, en apprenant a mon maître ce qui se passe; mais si vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je vous jure que ma reconnaissance Eh! quel service peux-tu attendre de moi? interrompit le soldai. Vous n'avez, reprit le jeune homme, qu'à dire demain que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si grand'peur Comment, ventrebleu! grand'peur! interrompit encore le grivois ; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Que- braniador aille dire qu'il a eu peur? J'aimerais mieux direque cent mille diables m'eussent Cela n'est pas absolument nécessaire , interrompit à son tour Guillaume ; et après tout, il m'importe peu de quelle façon vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein : lorsque j'aurai épousé Juanilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler tous les jours pour rien, vous et tous vos amis. Vous êtes sé- duisant, monsieurGuillaume, s'écria le grivois : vous me pro- posez d'appuyer une fourberie ; l'affaire ne laisse pas d'être sérieuse; mais vous vous y prenez d'une manière qui m'é- tourdit sur les conséquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre compte à Juanilla, je me charge du reste. En effet, dès le lendemain malin, le sergent dit à l'hôte et à l'hôtesse : J'ai vu l'esprit et je l'ai entretenu; il est très-raisonnable. Je suis, m'a-t-il dit, le bisaïeul du maître de ce cabaret. J'avais une fille que je promis au père du LE DIABLE BOITEUX. 113 grand-père de son garçon; néanmoins, an mépris de ma foi, je la mariai à un autre, et je mourus peu de temps après : je souffre depuis ce temps-là ; je porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que quelqu'un > ■* ^^ë^^-^^^g^ de ma race n'ait épousé une personne de la famille de Guil- laume : c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette maison; cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et le maître garçon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille, aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaît, seigneur sergent, que, s'ils ne font au plus tôt ce que je désire, j'en viendrai avec eux aux voies de 15 114 LE DIABLE BOITEUX. fail : je les tourmenterai l'un et l'autre d'une étrange façon. L'hôte est un homme assez simple, il fut ébranlé de ce discours; et l'hôtesse, encore plus faible que son mari, croyant déjà voir le revenant à ses trousses, consentit à ce mariage, qui se fit dès le jour suivant. Guillaume, peu de temps après, s'établit dans un autre quartier de la ville : le sergent Quebrantador ne manqua pas de le visiter fréquem- ment; et le nouveau cabarelier, .par reconnaissance, lui donna d'abord du vin à discrétion ; ce qui plaisait si fort au grivois, qu'il menait tous ses amis à ce cabaret; il y faisait même ses enrôlements, et y enivrait la recrue. Mais enfin l'hôte se lassa d'abreuver tant de gosiers alté- rés. Il dit sur cela sa pensée au soldat, qui, sans songer qu'effectivement H passait la convention, fut assez injuste LE DIABLE BOITEUX. 115 pour traiter Guillaume de petit ingrat. Celui-ci répondit , l'aulre répliqua, et la conversation finit par quelques coups de plat d'épée que le eabarelier reçut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du bourgeois; Quebranlador en blessa trois ou quatre, et n'en serait pas demeuré là si tout à coup il n'eût été assailli par une foule d'archers qui l'arrêtèrent comme un perturbateur du repos publie. Ils le conduisirent en prison , où il a déclaré tout ce que je viens de vous dire; et, sur sa déposition, la justice s'est aussi emparée de Guillaume. Le beau-père demande que le ma- riage soit cassé; et le saint-olïice, informé que Guillaume a de bons effets , veut connaître de celle affaire. Vive Dieu! dil don Cleophas, la sainte inquisition est bien alerte ! Sitôt qu'elle voit le moindre jour à tirer quel- que profil.... Doucement, interrompit le boiteux ; gardez- vous bien de vous lâcher contre ce tribunal, il a des espions partout : on lui rapporte jusqu'à des choses qui n'ont ja- mais été diles ; je n'ose en parler moi-même qu'en trem- blant. Au-dessus de l'infortuné Guillaume, dans la première chambre à gauche , il y a deux hommes dignes de votre pitié ; l'un est un jeune valet de chambre que la femme de son maître traitait en particulier comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux; la femme aussitôt se met à crier au secours, el dit que le valet de chambre lui a fait violence. On arrêta ce pauvre malheureux, qui, selon toutes les apparences , sera sacrifié à la réputation de sa maîtresse. Le compagnon du valet de chambre, encore moins cou- pable qui- lui. est sur le |>oint de perdre aussi la vie : il est écuyer d'une duchesse à qui l'on a volé un gros dia- mant; on l'accuse de l'avoir pris; il aura demain la ques- tion, où il sera tourmenté jusqu'à ce qu'il confesse avoir fait 116 LE DIABLE BOITEUX. le vol; et toutefois la personne qui en est l'auteur est une femme de chambre favorite qu'on n'oserait soupçonner. Ah! seigneur Asmodée, dit Leandro, rendez, je vous prie, service à cetécuyer : son innocence m'intéresse pour lui; dérobez-le, par votre pouvoir, aux injustes et cruels supplices qui le menacent : il mérite que Vous n'y pen- sez pas, seigneur écolier, interrompit le Diable : pouvez- vous demander que je m'oppose à une action inique, et que j'empêche un innocent de périr ? C'est prier un procureur de ne pas ruiner une veuve ou un orphelin. Oh ! s'il vous plaît, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse quelque chose qui soit contraire à mes intérêts, à moins que vous n'en tiriez un avantage considérable. D'ail- leurs , quand je voudrais délivrer ce prisonnier, le pour- rais-je? Comment donc, répliqua Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme de la prison? Non certainement, repartit le boiteux. Si vous aviez lu l'Enchiridion, ou Albert-le-Grand , vous sauriez que je ne puis , non plus que mes confrères , mettre un prisonnier en liberté : moi-même, si j'avais le malheur d'être entre les griffes de la justice , je ne pourrais m'en tirer qu'en finançant. Dans la chambre prochaine, du même côté, loge un chi- rurgien convaincu d'avoir, par jalousie, fait à sa femme une saignée comme celle de Sénèque : il a eu aujourd'hui la question; et, après avoir confessé le crime dont on l'accu- sait, il a déclaré que depuis dix ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des pratiques. Il blessait 1.1 nuit les passants avec une baïonnette, et se sauvait chez lui par une petite porte de derrière : cependant le blessé poussait des cris qui attiraient les voisins a son secours : le chirur- gien y accourait lui-même comme les autres ; et, trouvant un homme noyé dans son sang, il le faisait porter dans LE DIABLE BOITEUX. 117 sa boutique, où il le pansait de la même main dont il l'avait Trappe. Quoique ce chirurgien cruel ait fait celle déclaration , et qu'il mérite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera grâce ; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est parent de madame la remueuse de l'infant : oulre cela , je vous dirai qu'il a chez lui une eau merveilleuse que lui seul sait composer, une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage décrépit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de fontaine de Jouvence à trois dames du palais qui se sont jointes ensemble pour le sauver. H compte si fort sur leur crédit, ou, si vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans l'es- pérance qu'à son réveil il recevra l'agréable nouvelle de son élargissement. J'aperçois sur un grabat , dans la même chambre , dit l'é- colier, un autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible ; il faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise. Elle est fort délicate, répondit le Démon. Ce ca- valier est un gentilhomme biscayen qui s'est enrichi d'un coup d'escopelle; et voici comment. Il y aquinze jours que, chiissant dans une forêt avec son frère aîné, qui jouissait d'un revenu considérable, il le tua par malheur, en tirant sur des perdreaux. L'heureux quiproquo pour un cadet! s'écria don Cleophas en riant. Oui , reprit Asmodée ; mais les collatéraux , qui voudraient bien s'approprier la succes- sion du défunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent d'avoir fait le coup pour devenir unique héritier de sa famille. Il s'est de lui-même constitué prisonnier; et il parait si affligé de la mort de son frère, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu intention de lui ôter la vie. Et n'a- t-il effectivement rien à se reprocher là-dessus que son peu d'adresse? répliqua Leandro. Non, repartit le boiteux, il 118 LE DIABLE BOITEUX. n'a pas eu une mauvaise volonté; niais lorsqu'un fils aîné possède tout le bien d'une maison , je ne lui conseille pas de chasser avec son cadel. Examinez bien ces deux adolescents qui , dans un petit réduit auprès du gentilhomme de Biscaye, s'entretiennent aussi gaiement que s'ils étaient en liberté. Ce sont deux véri- tables picaros. Il y en a principalement un qui pourra don- ner quelque jour au public un détail de ses espiègleries : c'est un nouveau Guzman d'Alfarache; c'est celui qui a un pourpoint de velours brun , et un plumet à son chapeau. 11 n'y a pas trois mois qu'il était, dans cette ville, page du comte d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur, sans une fourberie qui est la cause de sa prison , et que je veux vous conter. Ce garçon, nommé Domingo, reçut un jour, chez le comte, cent coups de fouet, que l'écuyer de salle , autrement le gouverneur des pages, lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habileté qui le méritait. Il eut longtemps sur le coeur cette petite correction-Là, et il résolut de s'en ven- ger. Il avait remarqué plus d'une fois que le seigneur don Côme , c'est le nom de l'écuyer, se lavait les mains avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des pâtes d'œillet et de jasmin ; qu'il avait plus de soin de sa personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'était un de ces fats qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les ai- mer. Celte remarque lui fournit une idée de vengeance qu'il communiqua à une jeune soubrette de son voisinage , de laquelle il avait besoin pour l'exécution de son projet , et dont il était tellement ami , qu'il ne pouvait le devenir davantage. Cette suivante, appelée Florella , pour avoir la liberté de lui parler plus aisément, le faisait passer pour son cousin dans la maison de dona Luziana , sa maîtresse, dont le père LE DIABLE BOITEUX. 110 était alors absent. Le malin Domingo , après avoir instruit sa fausse parente île ce qu'elle avait à faire, entra un malin dans la chambre de don Côme, où il trouva cet ceuyer qui essayait un habit neuf, se regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charme de sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit avec un feint trans- port : En vérité, seigneur don Côine, vous avez la mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement vê- tus; cependant, malgré leurs riches habits, ils n'ont pas 120 LE DIABLE BOITEUX. votre prestance. Je ne sais , ajouta-t-il , si, étant votre ser- viteur autant que je le suis, je vous considère avec des yeux trop prévenus en votre faveur; mais, franchement, je ne vois point à la cour de cavalier que vous n'effaciez. L'écuyer sourit à ce discours qui flattait agréablement sa vanité, et répondit en faisant l'aimable : Tu me flattes, mon ami, ou bien il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitié me prête des grâces que la nature m'a refusées. Je ne le crois pas, répliqua le flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que me disait encore hier une de mes cousines qui sert une fille de qualité. Don Côme ne manqua pas de demander ce que cette cou- sine avait dit. Comment! reprit le page, elle s'étendit sur la richesse de votre taille, sur l'agrément qu'on voit répandu dans toute votre personne; et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemmenl que dona Luziana , sa maî- tresse, prenait plaisir à vous regarder au travers de sa ja- lousie , toutes les fois que vous passiez devant sa maison. Qui peut être cette dame? dit l'écuyer, et où demeure- t-elle? Quoi! répondit Domingo, vous ne savez pas que c'est la fille unique du meslre de camp don Fernando, notre voisin? Ah ! je suis à présent au fait, reprit don Côme. Je me souviens d'avoir ouï vanter le bien et la beauté de cette Luziana ; c'est un excellent parti. Mais serait-il pos- sible que je me fusse attiré son attention? N'en doutez pas, repartit le page : ma cousine me l'a dit; quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous réponds d'elle comme de moi-même. Cela étant, dit l'écuyer, il me prend envie d'avoir une conversation particulière avec la parente, de la mettre dans mes intérêts par quelques petits présents, suivant l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins à sa maîtresse, je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je con- LE IHAlil.K BOITEUX. 121 viens qu'il \ a de la distance de mon rang à celui de don Fernando; mais je sois gentilhomme une fois, et je possède cinq cents bons ducats de rente. Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que celui-là. Le page fortifia son gouverneur dans sa résolution , cl lui ménagea une entrevue avec sa cousine, qui , trouvant l'é- euyer disposé à tout croire , l'assura que sa maîtresse avait du goût pour lui. Elle m'a souvent interrogée sur votre cha- pitre, lui dit-elle, et ce que je lui ai répondu là-dessus ne doit pas vous avoir nui; enfin, seigneur écuyer, vous pou- vez vous flatter justement que doua Luziana vous aime en secret. Faites-lui hardiment connaître vos légitimes inten- tions : montrez-lui que vous êtes le cavalier de Madrid le plus galant , comme vous en êtes le plus beau et le mieux l'ait : donnez-lui surtout des sérénades, rien ne lui sera plus agréable; de mon côté je lui ferai bien valoir vos galan- teries, et j'espère que mes bons offices ne vous seront pas inutiles. Don Côme, transporté de joie de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intérêts, l'accabla d'embras- sades ; et lui mettant au doigt une bague de peu de valeur, qu'il avait apportée exprès pour lui en faire présent : Ma chère Florella , lui dit-il , je ne vous donne ce diamant que pour faire connaissance avec vous ; j'ai dessein de recon- naître, par une plus solide récompense, les services que vous me rendrez. On ne saurait être plus satisfait qu'il le fut de son en- tretien avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui avoir procuré , il le gratifia d'une paire de l»as de soie et de quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de ne laisser échapper aucune occasion de lui être utile. Ensuite, le consultant sur ce qu'il avait ;i faire : Mon ami , lui dit-il, quel est ton sentiment? Me conseilles-tu de déhuler par une lettre passionnée etsu- 16 \±2 LE DIABLE BOITEUX. blinie h dona Luziana? C'est mon avis, répondit le page : faites-lui une déclaration d'amour en haut style ; j'ai un pressentiment qu'elle ne la recevra pas mal. Je le crois de même, reprit l'écuyer; je vais à tout hasard commencer parla. Aussitôt il se mit à écrire; et après avoir déchiré pour le moins vingt brouillons, il parvint à faire un billet doux auquel il s'arrêta. Il en fil la leciure à Domingo, qui , l'ayant écoulé avec des gestes d'admiration , se chargea de le porter sur-le-champ à sa cousine. Il était conçu dans ces termes fleuris et recherchés : « II y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de « la renommée qui publie partout vos perfections, je me suis « laissé enflammer d'un ardent amour pour vous. Néan- « moins, malgré les feux dont je suis la proie, je n'ai osé « hasarder aucun acte de galanterie : mais, comme il m'est « revenu que vous daignez arrêter vos regards sur moi quand « je passe devant la jalousie qui dérobe aux yeux des hom- « mes votre beauté céleste, et même que, par une influence « de votre astre, très-heureuse pour moi, vous inclinez à « me vouloir du bien , je prends la liberté de me consacrer « à votre service. Si je suis assez fortuné pour l'obtenir, je « renonce à toutes les dames passées, présentes et à venir. « Don Côme de la Higuera. » Le page et la suivante ne manquèrent pas de s'égayer aux dépens du seigneur don Côme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en demeurèrent pas là : ils composèrent à frais com- muns un billet tendre, que la femme de chambre écrivit de sa main , et que Domingo rendit le jour suivant à l'écuyer, comme une réponse de dona Luziana. Il contenait ces pa- roles : « J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes sen- « timents secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a LE DIABLE BOITEUX. I» « faite; niais je la lui pardonne , puisqu'elle est cause que « vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes « que je vois pâmer dans ma rue, vous êtes celui (pie je « prends le plus de plaisir à regarder, et je veux bien que « vous soyez mon amant : peut-être ne devrais-je pas le « vouloir, et encore moins vous le dire. Si c'est une faute « que je fais, votre mérite me rend excusable. « Dona Ijziana. » Quoique celte réponse lui un peu vive pour la lille d'un meslre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardé de si près , le présomptueux don Côine ne s'en défia point : il s'estimait assez pour s'imaginer qu'une dame pouvait ou- blier pour lui les bienséances. Ah! Domingo, s'écria-t-il d'un air triomphant , après avoir lu à haute voix la lettre supposée, tu vois, mon ami, si la voisine en tient : je serai bientôt gendre de don Fernando, ou je ne suis pas don Côme de la Higuera. Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident ; vous avez fait sur sa fille une furieuse impression. Mais à propos, ajouta-l-il , je me souviens que ma parente m'a bien recom- mandé de vous dire que dès demain, tout au plus tard, il était nécessaire que vous donnassiez une sérénade à sa niai- tresse, pour achever de la rendre folle de votre seigneurie. Je le veux bien, dit l'écuyer. Tu peux assurer ta cousine (lue je suivrai son conseil, et que demain, sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des plus galants concerts qu'on ail jamais entendus a Madrid. En effet, il alla trouver un habile musicien ; et après lui avoir com- muniqué son projet, il le chargea du soin de l'exécution. Tandis qu'il était occupé de sa sérénade, Florella, que le page avait prévenue, voyant sa maîtresse en bonne hu- meur, lui dit : Madame, je vous apprête un agréable diver- 128 LE MAHLE BOITEUX. tissement. Luziana lui demanda ce que c'était. Oh! vrai- ment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommé don Côme, gouver- neur des pages du comte d'Ouate, s'est avisé de vous choi- sir pour la dame souveraine de ses pensées, et doit, demain au soir, afin que vous n'en ignoriez , vous régaler d'un ad- mirable concert de voix et d'instruments. Dona Luziana , qui naturellement était fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de l'écuyer sans conséquence pour elle, bien loin de prendre son sérieux, se lit par avance un plaisir d'entendre sa sérénade. Ainsi celte dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une erreur dont elle se serait fort offensée , si elle l'eût connue. Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de dona Luziana deux carrosses, d'où sortirent le galant écuyer et son confident, accompagnés de six hommes, tant chanteurs que joueurs d'instruments, qui commencèrent leur concert. Il dura fort longtemps. Ils jouèrent un grand nombre d'airs nouveaux , et chantèrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inégale condition ; et à chaque couplet dont la fille du mestre de camp se faisait l'applica- tion, elle riait de tout son cœur. Lorsque la sérénade fut finie, don Côme renvoya les mu- siciens chez eux dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, et demeura dans la rue avec Domingo, jusqu'à ce que les curieux que la musique avait attirés se furent reti- rés. Après quoi il s'approcha du balcon , d'où bientôt la sui- vante , avec la permission de sa maîtresse , lui dit par une petite fenêtre de la jalousie : Est-ce vous, seigneur don Côme? Qui me fait cette question? répondit-il d'une voix doucereuse. C'est, répliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite de savoir si le concert que nous venons d'en- LE PIAULE BOITEUX. 135 tendre est un efl'el de votre galanterie. Ce n'est, repartit l'écuyer, qu'un échantillon des l'êtes que mon amour pré- pare à cette merveille de nos jours, si elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifié sur l'autel de sa beauté. A celle expression figurée, la dame n'eut pas peu d'en- vie de rire : elle se retint toutefois; et se mettant à la pe- tite fenêtre, elle dit à l'écuyer, le plus sérieusement qu'il lui fut possible : Seigneur don Came, il parait bien (pie vous n'êtes pas un galant novice; c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre a servir leurs mai liesses. Je suis très-contenle de votre sérénade, je vous en tiendrai 12G LE DIABLE BOITEUX. coniple : mais, ajoula-t-elle, retirez-vous, on peut nous écouler; une autre fois nous aurons un plus long entretien. En achevant ces mots, elle ferma la fenêtre, laissant l'é- cuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de lui faire, et le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans celte comédie. Cette petite fête, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme; et deux jours après, son con- fident l'engagea dans une nouvelle dépense : voici de quelle manière. Ayant appris que Floretta devait, la nuit de la Saint-Jean, nuit si célébrée dans cette ville, aller avec d'autres filles de son espèce h la fiesta del sotillo ', il en- treprit de leur donner un déjeuner magnifique aux dépens de l'écuyer. Seigneur don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous savez quelle fête c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se propose d'êlre à la pointe du jour sur les bords du Mançanarez pour voir le sotillo; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire davantage au coryphée des cavaliers galants; vous n'êtes pas homme à négliger une si belle oc- casion; je suis persuadé que votre dame et sa compagnie seront demain bien régalées. C'est de quoi je puis te répon- dre, lui dit son gouverneur; je te rends grâces de l'avis : tu verras si je sais prendre la balle au bond. Effectivement, le lendemain de grand matin, quatre valets de l'hôtel, conduits par Domingo , et chargés de toutes sortes de viandes froides accommodées de différentes façons, avec une infinité de petits pains et de bouteilles de vins délicieux, arrivèrent sur le rivage du Mançanarez , où Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes au lever de l'aurore. 1 Sorte i!e danse particulière aux Espagnols. LE DIABLE BOITEUX. IJ7 Elles n'eurent pas peu de joie quand le page vint inter- rompre leurs danses légères, pour leur offrir un solide dé- jeuner de la pari du seigneur don Côme. Elles s'assirent aussitôt sur l'herbe, et commencèrent a faire honneur au festin, en riant, sans modération, de la dupe qui le don- nait; car la charitable cousine de Domingo n'avait pas man- qué de les mettre au fait. Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vil paraître l'écuyer monlé sur une haquenée des écuries du comte, et richement vêtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie , qui , s'élant levée pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa générosité. Il cherchait des yeux, parmi les filles, dona Luziana, pour lui adresser la parole , et lui débiter un beau compliment qu'il avait composé en chemin; mais Floretla, le tirant à part, lui dil qu'une indisposition avait empêché sa maîtresse de se trou- ver à la fête. Don Côme se montra très-sensible à cette 128 LE DIABLE BOITEUX. nouvelle, et demanda quel mal avait sa chère Luziana. Elle est fort enrhumée, répondit la soubrette, et cela pour avoir passé sans voile, sur son balcon, presque toute la nuit de votre sérénade à me parler de vous. L'écuyer, consolé d'un accident qui venait d'une si belle cause, pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprès de sa maîtresse, et regagna son hôtel , en s'applaudissant de plus en plus de sa bonne fortune. Dans ce temps-là don Côme reçut une lettre de change, et toucha mille écus d'or, qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la succession d'un de ses oncles, mort h Séville. Il compta celte somme , et la mit dans un coffre en présence de Domingo, qui fut fort attentif à celle aclion. et si violemment tenté de s'approprier ces beaux écus d'or, qu'il résolut de les emporter en Portugal. Il fit confidence de sa tentation à Floretla, et lui proposa même d'être du voyage. Quoique la proposition méritât bien d'être pesée, la soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans ba- lancer. Enfin une nuit, tandis que l'écuyer, enfermé dans un cabinet , s'occupait à composer une lettre emphatique pour sa maîtresse, Domingo trouva moyen d'ouvrir le cof- fre où étaient les écus d'or; il les prit, gagna promptement la rue avec sa proie; et s'étant rendu sous le balcon de Luziana, il se mit à contrefaire un chat qui miaule. La suivante, à ce signal dont ils étaient convenus lous deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prête à le suivre par- tout, elle sortit avec lui de Madrid. Ils comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal avant qu'on pût les atteindre, si on les poursui- vait; mais, par malheur pour eux, don Côme, dès la nuit même s'étant aperçu du larcin et de la fuite de son confi- dent, eut aussitôt recours à la justice, qui dispersa de toutes paris ses limiers pour découvrir le voleur. On l'attrapa près *« LE DIABLI-: ItOITKI \ 12!) de Zebrerosavec sa nymphe. On les ramona l'un el l'autre; la soubrette a été renfermée aux Repenties, et Domingo dans celte prison. Apparemment, dit don Cleopbas, que l'écuyer n'a pas perdu ses ('-eus d'or; ils lui auront sans doute été rendus? Ob! que non, répondit le Diable : ce sont des pièces qui prouvent le vol; la justice ne s'en dessaisira point; et don Cônie, dont l'histoire s'est répandue dans la ville, demeure volé, el raillé de tout le monde. Domingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, con- tinua le boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a été arrêté pour avoir, en présence de bons témoins, donné un soufflet à son père. 0 ciel! s'écria Leandro, que m'ap- prenez-vous? Quelque mauvais que soit un lils, peut-il lever la main sur son père? Oh! que oui, dit le démon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un assez remar- quable. Sous le règne de don Pèdre 1", surnommé le Juste et le Cruel, huitième roi de Portugal, un garçon de vingt ans fut mis entre les mains de la justice pour le même fait. Don Pèdre, surpris comme vous de la nouveauté du cas, voulut interroger la mère du coupable, el il s'y prit si adroi- tement, qu'il lui fit avouer qu'elle avait eu cet enfant d'une discrète révérence. Si les juges du Castillan interrogeaienl aussi sa mère avec la même adresse, ils pourraient en ar- racher un pareil aveu. Descendons de l'oeil dans un grand cachot au-dessous de ces trois prisonniers que je viens de vous montrer, et con- sidérons ce qui s'y passe. Y voyez-vous ces trois malheu- reux? Ce sont des voleurs de grand chemin : les voilà qui vont se sauver; on leur a fait tenir une lime sourde dans un pain, el ils ont déjà limé un gros barreau d'une fenêtre, par où ils peuvent se couler dans une cour qui les conduira dans la rue. II y a plus de dix mois qu'ils sonl en prison, 17 130 LE DIABLE BOITEUX. et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reçu la ré- eompense publique qui est duc à leurs exploils; mais, grâce à la lenteur de la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs. Suivez-moi dans cette salle basse, où vous apercevrez vingt ou trente hommes couchés sur la paille : ce sont des filous, des gens de toutes sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui houspillent une espèce de manœuvre qui a été emprisonné aujourd'hui pour avoir blessé un archer d'un coup de pierre? Pourquoi ces pri- sonniers battent-ils ce manœuvre? dit Zambullo. C'est, répondit Asmodée, parce qu'il n'a pas encore payé sa bien- venue. Majs, ajouta-l-il, laissons là tous ces misérables : éloignons-nous même de cet horrible lieu; allons ailleurs arrêter nos regards sur des objets plus réjouissants. rJ I l'i'liiill1 ïm js~ irv/^ CIIAPITIIK VIII AsinoJii iiu'i.u, .1 don Clcophu piucioMi péri mci et lui révèle les ictlou qu'elles om failos 1I.111.' la jourm '•••. i.s laissèrent là les prisonniers, el s'envolèrent dans un autre quartier. Is lirent une pause sur un grand .''hôtel, où le Démon dit à l'écolier : Il ! me prend envie de vous apprendre <" k— "^'M ,'<' qu'ont l'ail aujourd'hui toutes ces ^personnes qui demeurent aux envi- rons de cet hôtel ; cela pourra vous divertir. Je n'en doute pas, répondit Leandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte; il faut qu'il ait quelque affaire de conséquence qui l'appelle loin d'ici. C'est, repartit le boi- teux, un capitaine prêt à sortir de Madrid. Ses chevaux 132 LE DIABLE BOITEUX. l'allciHlenl dans la rue; il va partir pour la Catalogne, où sou régiment est commandé. Comme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier à un usurier : Seigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prêter mille ducats? Seigneur capitaine, répondit l'usurier d'un air doux et bénin, je ne les ai pas; mais je me lais fort de trouver un homme qui vous les prêtera , c'est-à-dire qui vous en donnera quatre cents comptant; vous ferez votre billet de mille, et, sur lesdils quatre cents que vous recevrez, j'en loucherai, s'il vous plaît, soixante pour le droit de courtage. L'argent est si rare aujourd'hui!... Quelle usure! interrompit brusquement l'officier ; demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! Quelle friponnerie ! il faudrait pendre des hommes si durs. Point d'emportement, seigneur capitaine, reprit d'un grand sang-froid l'usurier : voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous? Est-ce que je vous force à recevoir les trois cent quarante ducats? Il vous est libre de les prendre ou de les refuser. Le capitaine, n'ayant rien à répliquer à ce discours, se retira; mais, après avoir fait réflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retourné ce matin chez l'usurier, qu'il a rencontré à sa porte, en manteau noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de mé- dailles. Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-l-il dit; j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nécessité où je suis d'avoir de l'argent m'oblige à les prendre. Je vais à la messe, a répondu gravement l'usurier; à mon retour, venez, je vous compterai la somme. Hé! non, répliqua le capitaine; rentrez chez vous, de grâce; cela sera fait dans un moment : expédiez-moi tout à l'heure; je suis fort pressé. Je ne le puis, repartit Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la messe tous les jours avant que je commence LE DIABLE UOITKI'X. 133 aucune affaire; c'est une règle que je me suis laite, et que je veux observer religieusement toute ma vie. Quelque impatience qu'eût l'officier de toucher son ar- gent, il lui a fallu cédera la règle du pieux Sanguisuela; il s'est armé de patience, et même, comme s'il eût craint que les ducats ne lui échappassent, il a suivi l'usurier à I église. Il a entend* l.i mette avec lui; après cela il se préparait à sortir; mais Sanguisuela, s'approchant de son oreille, lui a dit : lu des plus habiles prédicateurs d<- Ma- drid va prêcher; je ne mux p;i> perdre s<>n sermon. Le capitaine, à qui le temps de la messe n'avait déjà que 134 LE DIABLE BOITEUX. trop duré, a été au désespoir de ce nouveau retardement; il est pourtant encore demeuré dans l'église. Le prédicateur paraît, et prêche contre l'usure. L'officier en est ravi; et, observant le visage de l'usurier, il dit en lui-même : Si ce juif pouvait se laisser toucher; s'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de lui. Enfin, le ser- mon fini, l'usurier sort. Le capitaine le joint, et lui dit : Hé bien , que pensez- vous de ce prédicateur? ne trouvez - vous pas qu'il prêche avec beaucoup de force? pour moi , j'en suis tout ému. J'en porte même jugement que vous, répond l'usurier; il a parfaitement traité sa matière, c'est un savant homme : il a fort bien fait son métier ; allons- nous-en faire le nôtre. Hé ! qui sont ces deux femmes qui sont couchées ensem- ble, et qui font de si grands éclats de rire? s'écria don Cleophas : elles me paraissent bien gaillardes. Ce sont, ré- pondit le Diable, deux sœurs qui ont fait enterrer leur père ce matin. C'était un homme bourru, et qui avait tant d'a- version pour le mariage, ou plutôt tant de répugnance à établir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les marier, quel- ques partis avantageux qui se soient présentés pour elles. Le caractère du défunt était tout à l'heure le sujet de leur entrelien. Il est mort enfin, disait l'aînée, il est mort, ce père dénaturé qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il ne s'opposera plus à nos vœux. Pour moi, ma sœur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux un homme riche, fût-il d'ailleurs une bête, et le gros don Blanco sera mon fait. Doucement, ma sœur, a répliqué l'aînée, nous aurons pour époux ceux qui nous sont destinés; car nos mariages sont écrits dans le ciel. Tant pis, vraiment, a re- parti la cadette; j'ai bien peur que mon père n'en déchire la feuille. L'aînée n'a pu s'empêcher de rire de celle saillie, et elles en rient encore toules deux. 4 **. LE DIABLE BOITEUX. 135 Dans la maison qui suit celle des deux sœurs esl logée en chambre garnie une aventurière aragonaise. Je la vois qui se mire dans une glace, au lieu de se coucher : elle félicite ses charmes sur une conquête importante qu'ils ont faite aujourd'hui : elle étudie des mines, et elle en a découvert une nouvelle, qui fera demain un grand effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer a le ménager : c'est un sujet qui promet beaucoup : aussi a-t-elle dit tantôt à un de ses créanciers qui lui est venu demander de l'argent : Attendez, mon ami ; revenez dans quelques jours : je suis en termes d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane. 11 n'est pas besoin, dit Leandro, que je vous demande ce qu'a fait certain cavalier qui se présente à ma vue; il faut qu'il ail passé la journée entière à écrire des lettres. 136 LE DIABLE BOITEUX. Quelle quantité j'en vois sur sa table! Ce qu'il y a de plai- sant, répondit le Démon, c'est que toutes ces lettres ne contiennent que la même chose. Ce cavalier écrit à tous ses amis absents; il leur mande une aventure qui lui est ar- rivée cette après-midi. Il aime une veuve de trente ans, belle et prude; il lui rend des soins qu'elle ne dédaigne pas : il propose de l'épouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voir chez elle : il y a été cette après-dînée ; et , comme par hasard il ne s'est trouvé personne pour l'an- noncer, il est entré dans l'appartement de la dame , qu'il a LE DIABLE BOITEUX. 137 surprise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux dire, presque nue, sur un lit de repos. Elle dormait d'un pro- fond sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dérobe un baiser; elle se réveille, et s'écrie en soupirant tendrement : « Encore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en repos. » Le cavalier, en ga- lant homme, a pris son parti sur-le-champ : il a renoncé à la veuve; il est sorti de l'appartement; il a rencontré Ambroise à la porte : Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas; votre maîtresse vous prie de la laisser en repos. A deux maisons au-delà de ce cavalier, je découvre dans un petit corps de logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à quoi il s'est amusé. Il aura sans doute été occupé de quelque aventure galante? dit Zam- bullo. Vous y êtes, reprit Asmodée ; je vais vous la détailler. L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femme ni enfants : il a pourtant une jeune épouse aimable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce malin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passé par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est fait au- jourd'hui l'ont arrêté : les échafauds étaient déjà dressés tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses com- mençaient à s'y placer. Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit une dame bien faite et proprement vêtue qui lais- sait voir, en descendant d'un échafaud, une belle jambe bien tournée, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent : il n'en a pas fallu davantage 18 i:$8 LE DIAHLE BOITEUX. pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-même. Il s'est avancé vers la dame qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaître, par son air, qu'elles étaient toutes deux des aventurières : Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler, vous me trouverez disposé à vous servir. Seigneur cava- lier, a répondu la nymphe aux bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter : nous avions déjà pris nos places, mais nous venons de les quitter pour aller déjeuner; nous avons eu l'imprudence de sortir ce malin de chez nous sans prendre notre chocolat : puisque vous êtes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaît, à quelque endroit où nous puissions manger un mor- ceau, mais que ce soit dans un lieu retiré : vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de soin de leur réputation. A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la nécessité, mène ces princesses à la taverne du fau- bourg, où il demande à déjeuner. Que voulez-vous? lui dit l'hôte; j'ai, de reste d'un grand festin qui s'est donné hier chez moi, des poulets de grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Est ramadure. En voilà plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'à choisir : que souhaitez -vous? Ce qu'il vous plaira, répondent-elles; nous n'avons pas d'autre goût que le vôtre. Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière, attendu qu'il est avec des dames très-délicates sur les bienséances. On le fait entrer, lui et sa compagnie, dans un cabinet écarté , où , un moment après , on leur apporte le plat or- donné, avec du pain et du vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement sur les viandes, tandis LE DIABLE B01TEI X. i:î<( que le benêt, qui devait payer l'écot, s'amuse à contem- pler sa Luisita; c'est le nom de la beauté dont il était épris : il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague qu'elle a gagnée en la courant ; il lui prodigue les noms d'étoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande a sa déesse si elle est mariée : elle répond que non ; mais qu'elle est sous la conduite d'un frère : si elle eût ajouté, du côté d'Adam, elle aurait dit la vérité. Cependant les deux harpies, non-seulement dévoraient chacune un poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient. Bientôt le vin manque; le galant en va chercher lui-même, pour en avoir plus promptemenl. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinthe, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat , et les serre dans une grande poche de toile . qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revieni avec du vin m liO LE DIABLE BOITE l X. frais; et remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle ne veut rien davantage. Qu'on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils soient excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira. Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencèrent à becqueter; et tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troi- sième fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche. Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance : la dame a refusé de contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui avait fait; puis, en- tendant sonner une heure après midi, elle a pris un air inquiet, et dit à sa compagne : Ah! ma chère Jacinihe, que nous sommes malheureuses ! Nous ne trouverons plus de place pour voir les taureaux. Pardonnez-moi , a répondu Jacinihe; ce cavalier n'a qu'à nous remener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en peine du reste. Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte , qui a fait monter la dépense à cinquante réaies. Le bourgeois a mis la main à la bourse; mais n'y trouvant que trente réaies, il a été obligé de laisser en gage, pour le reste, son rosaire chargé de médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il les avait prises, et lésa placées commodément sur un échafaud , dont le maître , qui est de sa connaissance, lui a fait crédit. LE IHAULE BOITEI'X. 1 VI l>l les ne sont pas plutôt assises, qu'elles demandent des rafraîchissements. Je meurs de soif, s'écrie l'une; le jambon m'a furieusement altérée. Et moi de même, dit l'autre, je boirais bien de la limonade. Patrice, qui n'en- tend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrèle en chemin, et se dit à lui-même : Où vas- lu, insensé? Ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans Ut maison? Tu n'as pas seulement un maravédis. Queferai-je? ajoula- t-il; de retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle désire, il n'y a pas d'apparence; d'un autre côté, faut-il que j'abandonne une entreprise si avancée? je ne puis m'y résoudre. Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que, par fierté, il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en celle occasion. II le joint avec empresse- ment, et lui emprunte une double pislole, avec quoi, re- prenant courage, il vole chez un limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux glacées, tant de biscuits et de conlilures sèches, que le doublon suffit à peine à celle nouvelle dépense. Enfin la fêle finit avec le jour; et notre homme va con- duire sa dame chez elle, dans l'espérance d'en lirer bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation •• Hé! d'où venez-vous h l'heure qu'il est? H y a deux heures que le seigneur don Gaspard Héridor, votre frère, vous attend en jurant comme un possédé. Alors la sœur, feignant d'être effrayée1, se lourne vers le galant, et lui dit loul bas en lui serrant la main : Mon frère est un homme d'une violence épouvantable; mais sa colère ne dure pas : tenez-vous dans 142 LE DIABLE BOITEUX. la rue, et ne vous impatientez point; nous allons l'apaiser; et comme il va tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinthe viendra vous en avertir, et vous intro- duira dans la maison. Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses, pour le laisser sur la bonne bouche, puis elle entre dans la maison avec Jacinthe et la servante. Patrice, demeuré dans la rue , prend patience : il s'assied sur une borne à deux pas de la porte , et passe un temps considérable sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui ; il s'étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, el craint que ce maudit frère n'aille pas souper en ville. Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit; •é LE DIABLE BOITITX. 1W alors il commence à perdre une partie de sa confiance, et h douter de la bonne loi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit à tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier : il n'ose monter; mais il écoute attentivement, et son oreille est frappée du con- cert discordant que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu'on la trompé; et ce qui achève de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée, il s'est trouvé dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le pied de grue. Il regrette alors son argent, et retourne au logis, en mau- dissant les bas couleur de rose. 11 frappe h sa porte : sa femme , le chapelet a la main et les larmes aux yeux , lui vient ouvrir, et lui dit d'un air touchant: Ah! Patrice, • • 1U LE DIABLE BOITFA'X. pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, el vous sou- cier si peu de voire épouse et de vos enfants? Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous êtes sorti? Le mari, ne sachant que répondre à ce discours, et d'ailleurs tout honteux d'avoir été la dupe de deux friponnes, s'est dés- habillé et mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de moraliser, lui fait un sermon qui l'endort en ce moment. Jeiez la vue, poursuivit Asmodée, sur celte grande mai- son qui est à côté de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son mariage avec la maîtresse d'Ambroise : n'y remarquez-vous pas une jeune dame couchée dans un lit de satin cramoisi, relevé d'une broderie d'or? Pardon- nez-moi, répondit don Cleophas, j'aperçois une personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son che- vet. Justement, reprit le boiteux. Celte dame est une jeune comtesse fort spirituelle et d'une humeur très-enjouée : elle avait, depuis six jours, une insomnie qui la fatiguait extrêmement ; elle s'est avisée aujourd'hui de faire venir un médecin des plus graves de la faculté. Il arrive; elle le consulte : il ordonne un remède inarqué, dit-il, dans Hip- pocrate. La dame se met à plaisanter sur son ordonnance. Le médecin , animal hargneux , ne s'est nullement prêté a ses plaisanteries, et lui a dit avec la gravité doctorale : Ma- dame, Hippocrate n'est point un homme à devoir être tourné en ridicule. Ah! seigneur docteur, a répondu la comtesse d'un air sérieux, je n'ai garde de me moquer d'un auieur si célèbre et si docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadée qu'en l'ouvrant seulement je me guérirai de mon insomnie : j'en ai dans ma bibliothèque une tra- duction nouvelle du savant Azero; c'est la meilleure : qu'on me l'apporte. En effet, admirez le charme de celte lecture! dès la troisième page la dame s'est endormie profondément. LE DIABLE BOITEUX. 145 Il y a dans les écuries de ce même hôtel un pauvre sol- dat manchot, que les palefreniers , par charité, laissent, la nuit , coucher sur la paille. Pendant le jour il demande l'au- mône, et il a eu lanlôl une plaisante conversation avec un autre gueux qui demeure auprès de Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires; il est à son aise, el il a une tille à marier qui passe chez les men- diants pour une riche héritière. Le soldat, abordant ce père l) C>, aux mannrdis. lui a dit : Senor maxhyo, j'ai perdu mon 19 146 LE DIABLE BOITEUX. bras droit : je ne puis plus servir le roi, el je me vois ré- duit, pour subsister, à faire, comme vous, des civilités aux passants; je sais bien que, de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'être un peu plus honorable. S'il était honorable, a répondu l'autre, il ne vaudrait plus rien; car tout le monde s'en mêlerait. Vous avez raison , a repris le manchot : oh çà , je suis donc un de vos confrères, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre fille. Vous n'y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard ; il lui faut un meilleur parti : vous n'êtes point assez estropié pour être mon gendre ; j'en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux usuriers. Eh! ne suis- je pas, dit le soldat, dans une assez déplorable situation? Fi donc! a reparti l'autre brusquement, vous n'êtes que manchot, et vous osez prétendre à ma fille! Savez-vous bien que je l'ai refusée à un cul-de-jatte? J'aurais tort , continua le Diable, de passer la maison qui joint l'hôtel de la comtesse, et où demeurent un vieux peintre ivrogne el un poète caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin, à sept heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa femme malade à l'extré- mité; mais il a rencontré un de ses amis qui l'a entraîné au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'à dix heures du soir. Le poète, qui a la réputation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantôt d'un air fanfaron, dans un café, en parlant d'un homme qui n'y était pas : C'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes bien en fonds. Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujour- d'hui chez un banquier de cette rue, nouvellement établi dans celle ville : il n'y a pas trois mois qu'il est revenu du LE DIABLE BOITEUX. IV7 Pérou avec de grandes richesses. Son père est un honnête raitarelo* de Viejo et de Mediana, gros village de laCastillc vieille, auprès des montagnes de Sierra d'Avila, où il vit, très-content de son état, avec une femme de son âge, c'est- à-dire de soixante ans. 11 y avait un temps considérable que leur fds était sorti de chez eux pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s'étaient écoulées depuis qu'ils ne l'avaient vu; ils pliaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas, tous les dimanches, de le faire re- commander au prône par le curé , qui était de leurs amis. Le banquier, de son côté, ne les mettait pas en oubli. D'abord qu'il eut fixé son établissement, il résolut de s'in- former par lui-même de la situation où ils pouvaient être. Pour cet effet, après avoir dit à ses domestiques de n'être pas en peine de lui, il partit, il y a quinze jours, à cheval, sans que personne l'accompagnât, et il se rendit au lieu de sa naissance. Il était environ dix heures du soir, et le bon savelier dormait auprès de son épouse, lorsqu'ils se réveillèrent en sursaut au bruit que fit le banquier en frappant à la porte de leur petite maison. Ils demandèrent qui frappait. Ou- vrez, ouvrez, leur dit-il, c'est votre fils Francillo. A d'au- tres, répondit le bonhomme : passez votre chemin, voleurs; il n'y a rien à faire ici pour vous : Francillo est présente- ment aux Indes, s'il n'est pas mort. Votre fils n'est plus aux Indes, répliqua le banquier; il est revenu du Pérou : c'est lui qui vous parle, ne lui refusez pas l'entrée de votre maison. Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois 1 Savelier. 148 LE DIABLE BOITEUX. effectivement que c'est Francillo, il me semble le recon- naître à sa voix. Ils se levèrent aussitôt tous deux : le père alluma une chandelle, et la mère, après s'être habillée à la hâte, alla ouvrir la porte : elle envisagea Francillo, et, ne pouvant le méconnaître, elle se jette à son cou, et le serre étroite- ment entre ses bras. Maître Jacques, agité des mêmes mouvements que sa femme, embrasse h son tour son fils; et ces trois personnes, charmées de se voir réunies après une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de s'en donner des marques. Après des transports si doux, le banquier débrida son LE DIABLE BOITEUX. 1W cheval, et le mit dans une e'table où gîlait une vache, mère nourrice de la maison; ensuite il rendit compte à ses pa- rents de son voyage, et des biens qu'il avait apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des auditeurs désintéressés : mais un fils qui s'épanche en ra- contant ses aventures ne saurait lasser l'attention d'un père et d'une mère ; il n'y a pas pour eux de circonstance in- différente : ils l'écoutaient avec avidité, et les moindres choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de joie. Dès qu'il eut achevé sa relation, il leur dit qu'il venait leur offrir une partie de ses biens, et il pria son père de ne plus travailler. Non, mon fds, lui dit maître Jacques, j'aime mon métier, je ne le quitterai pas. Quoi donc! répliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point de venir demeurer à Madrid avec moi; je sais bien que le séjour de la ville n'aurait pas de charme pour vous : je ne prétends pas troubler votre vie tranquille; mais, du moins, épargnez- vous un travail pénible, et vivez ici commodément , puisque vous le pouvez. La mère appuya le sentiment du fils, et maître Jacques se rendit. Hé bien, Francillo, dit-il, pour le satisfaire, je ne travaillerai plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement mes souliers et ceux de mon- sieur le curé, notre bon ami. Après cette convention, le banquier avala deux œufs frais qu'on lui fit cuire , puis se coucha près de son père, et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un bon naturel sont seuls capables de s'ima- giner. Le lendemain matin Francillo leur laissa une bourse de trois cents pistoles, et revint à Madrid. Mais il a été bien étonné ce malin de voir tout à coup paraître chez lui maître Jacques. Quel sujet vous amène ici, mon père? lui a-t-il dit. 150 LE DIABLE BOITEUX. Mon fils, a répondu le vieillard, je te rapporte ta bourse : reprends ton argent; je veux vivre de mon métier : je meurs d'ennui depuis que je ne travaille plus. Hé bien ! mon père, a répliqué Francillo, retournez au village, con- tinuez d'exercer votre profession; mais que ce soit seule- ment pour vous désennuyer. Remportez votre bourse, et n'épargnez pas la mienne. Eh ! que veux-tu que je fasse de tant d'argent? a repris maître Jacques. Soulagez-en les pauvres, a reparti le banquier; faites-en l'usage que votre curé vous conseillera. Le savetier, content de cette réponse, s'en est retourné à Mediana. LE DIABLE BOITEUX. 151 Don Cleophas n'écoula pas sans plaisir l'histoire do Fran- cillo; et il allait donner toutes les louanges dues au bon cœur de ce banquier, si dans ce moment même des cris perçants n'eussent attiré son attention. Seigneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se fait entendre? Ces cris qui frappent les airs, répondit le Diable, partent d'une maison où il y a des fous enfermés : ils s'égosillent à force de crier et de chanter. Nous ne sommes pas bien éloignés de celte maison; allons voir ces fous loul à l'heure, répliqua Lean- dro. J'y consens, repartit le Démon : je vais vous donner ce divertissement , et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison. H n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'é- colier sur la casa de los locos. CHAPITRE IX. Des Fous enfermés. ambullo parcourut d'un air curieux toutes les loges; et après qu'il eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le Diable lui dit : Vous en voyez de toutes les façons ; en voilà de l'un et de l'autre sexe; en voilà de tristes et de gais, de jeunes et de vieux : il faut à présent que je vous dise pourquoi la tète leur a tourné : allons de loge en loge, et commençons par les hommes. Le premier qui se présente, et qui paraît furieux, est un nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un LE DIABLE B01TEI V I.Vi bourgeois lier et plus sensible à l'honneur de sa patrie qu'us ancien citoyen de Rome. 11 est devenu fou de cha- grin d'avoir lu dans la gazette que vingt-cinq Espagnols s'étaient laissé battre par un parti de cinquante Portu- gais. % 11 a pour voisin un licencié qui avait tant d'envie d'at- traper un bénéfice, qu'il a fait l'hypocrite à la cour pen- dant dix ans; et le désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a brouillé la cervelle; mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est qu'il se croit archevêque de Tolède- S'il ne l'est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est; et je le trouve d'autant plus heureux , que je regarde sa folie comme un beau songe qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point de compte à rendre, en l'autre monde, de l'usage de ses revenus. Le fou qui suit est un pupille : son tuteur l'a fait passer pour insensé, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien : le pauvre garçon a véritablement perdu l'es- prit, de rage d'être enfermé. Après le mineur est un maître d'école qui en est venu là pour s'être obstiné à vouloir trouver le paulo post fuliinini du verbe grec; et le qua- trième, un marchand dont la raison n'a [tu soutenir la nou- velle d'un naufrage , après avoir eu la force de résister à deux banqueroutes qu'il a faites. Le personnage qui gît dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain qui s'est venu établir à Madrid. La jalousie l'a mis dans l'état où vous le voyez : apprenez son histoire. Il avait une jeune fe.mme nommée Aurore, qu'il gardait à vue; sa maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de son vieux Tilhon, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre qu'il a auprès d'Alcan- 20 16* LE DIABLE HOITEUX. tara. Cependant un cavalier appelé don Garcie Pacheco, l'ayant vue par hasard à l'église, avait conçu pour elle un amour violent : c'était un jeune homme entreprenant, et digne de l'attention d'une jolie femme mal mariée. ,,f, ï . I v La difficulté de s'introduire chez Zanubio n'en ôta pas l'espérance à don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il était assez beau garçon, il se déguisa en LE MAP.LK BOITEUX. 155 lille, prit une bourse de cent pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller inces- samment avec sa femme. Il s'adressa à la jardinière, et lui dit d'un ton d'héroïne de chevalerie, poursuivie par un géant : Ma bonne, je viens me jeter dans vos bras; je vous prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède; j'ai de la naissance et du bien; mes parents veulent me marier à un homme que je hais. Je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie; j'ai besoin d'un asile : on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments pour moi. Voilà ma A i 150 LE DIABLE BOITEUX. bourse, ajoula-l-il en la lui donnant, recevez-la : c'est tout ce que je puis vous offrir présentement; mais j'espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le service que vous m'aurez rendu. La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit : Ma fille , je veux vous servir ; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes : j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi : je vous mettrai dans une petite chambre particulière où vous serez sûrement. w Don Garcie passa quelques jours dans celle terre, fort impatient d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d'abord, selon sa coutume, tous les ap- partements, les cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'd n'y trouverait point quelque ennemi de son hon- neur. La jardinière, qui le connaissait, le prévint, et lui conta de quelle manière une jeune fille lui était venue de- mander une retraite. Zanubio, quoique très-défiant, n'eut pas le moindre soup- çon de la supercherie; il fut seulement curieux de voir l'in- connue, qui le pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce ménagement à sa famille, qu'elle déshonorait en quelque sorte par sa fuite; puis elle débita un roman avec tant d'esprit, que le capitaine en fut charmé. 11 se sentit naître de l'inclination pour cette aimable per- sonne : il lui offrit ses services; et, se flattant qu'il en pour- rait tirer pied ou aile, il la mit auprès de sa femme. Dès qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir pourquoi : le cavalier s'en aperçut; il jugea qu'elle l'avait remarqué dans l'église où il l'avait vue : pour s'en éclaircir, il lui dit, sitôt qu'il put l'entretenir en parti- culier : Madame , j'ai un frère qui m'a souvent parlé de LE DIABLE BOITEUX. 157 vous : il vous a vue un moment dans une église; depuis ce mènent, qu'il se rappelle mille fois le jour, il est dans un étal digne do votre pitié. A ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus atten- tivement qu'elle n'avait fait encore, et lui répondit : Vous ressemblez trop à ce frère pour que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagème; je vois bien que vous êtes un cavalier déguisé. Je me souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante s'ouvrit un instant, et que vous me viles : je vous examinai par curiosité; vous eûtes toujours les yeux attachés sur moi. Quand je sortis, je crois que vous ne manquâtes pas de me suivre pour apprendre qui j'étais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je dis je crois, parce que je n'osai tourner la tète pour vous ob- server; mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde à cette action, et m'en eût fait un crime. Le lendemain, et les jours suivants, je retournai dans la môme église, je vous revis, et je remarquai si bien vos traits, que je les. reconnais malgré votre déguisement. lié bien, madame, répliqua don Garcie, il faut me dé- masquer : oui , je suis un homme épris de vos charmes ; c'est donc Garcie Pacheco que l'amour introduit ici sous cet habillement. Et vous espérez sans doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre arti- lice et contribuerai de ma part à entretenir mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe : je vais lui dé- couvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; ' d'ailleurs je suis bien aise de prouver une si belle occasion de lui faire voir que sa vigilance est moins sûre que ma vertu, et que, tout jaloux, tout déliant qu'il est, je suis (dus difficile à surprendre que lui. A peine eut-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine parut, et vint se mêler à la conversation. De quoi 158 LE DIABLE BOITEUX. vous entretenez-vous, mesdames? leur dit-il. Aurore reprit aussitôt la parole : Nous parlions, répondit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer de jeunes femmes qui ont de vieux époux; et je disais que si quel- qu'un de ces galants était assez téméraire pour s'introduire chez vous sous quelque déguisement, je saurais bien punir son audace. Et vous, madame, reprit Zanubio, en se tournant vers don Garcie, de quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas? Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu'il ne savait que répondre au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si dans ce moment un valet ne fût venu lui dire qu'un homme arrivé de Madrid demandait a lui parler : il sortit pour aller s'informer de ce qu'on lui voulait. .•• Alors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit : Ah! madame, quel plaisir prenez-vous à m'embarrasser? Seriez-vous assez barbare pour me livrer au ressentiment d'un époux furieux? Non, Pacheco, répondit-elle en sou- riant; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles : rassurez -vous; j'ai voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela : ce n'est pas trop vous faire acheter la complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici. A des paroles si consolantes , dont Garcie sentit évanouir toute sa crainte, et conçut des espérances qu'Aurore eut la bonté de ne pas démentir. Un jour qu'ils se donnaient tous deux , dans l'apparte- * ment de Zanubio, des marques d'une amitié réciproque, le capitaine les surprit : quand il n'aurait pas été le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour juger avec fonde- ment que sa belle inconnue était un cavalier déguisé. A ce spectacle il devint furieux; il entra dans son cabinet pour IE UAI.I.K BOITEUX. 159 prendre des pistolets; niais pendant ce temps-là les amants s'échappèrent . fermèrent par dehors les portes de l'appar- tement à douhle tour, emportèrent les clefs, et gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Garcie avait laissé son valet de chambre et deux bons chevaux. Là il quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit à un couvent où elle le pria de la mener, et où elle avait une tante supérieure; après cela il s'en retourna à Madrid , attendre la suite de cette aventure. 100 LE DIABLE BOITEUX. Cependant Zanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde : un valet accourt à sa voix ; mais trouvant les portes fermées, il ne peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce dedes briser, et n'en venant point à bout assez vite a son gré, il cède a son impatience, se jette brusquement par une fe- nêtre avec ses pistolets à la main : il tombe à la renverse, se blesse la tôle, et demeure étendu par terre sans con- naissance. Ses domestiques arrivent, et le portent dans une salle sur un lit de repos : ils lui jettent de l'eau au visage; enfin , à force de le tourmenter, ils le font revenir de son évanouissement; mais il reprend sa fureur avec ses esprits: LE DIABLE POITEUX liil il demande où est sa femme; on lui répond qu'on l'a vue sortir :ivc( la dame étrangère par une petite porte du jar- din. Il ordonne aussitôt qu'on lui rende ses pistolets; on est obligé de lui obéir : il fait seller un cheval; il part sans songer qu'il est blessé, et prend un autre chemin que celui dos amants. Il passa la journée à courir en vain ; et. s'étant arrêté la nuit dans une hôtellerie du village pour se repo- ser, la fatigue et sa blessure lui causèrent une lièvre avec un transport au cerveau qui pensa remporter. Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours ma- lade dans ce village; ensuite il retourna dans sa terre, où. sans cesse occupé de son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore n'en furent pas plutôt aver- tis, qu'ils le Grcnt amener à Madrid pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où ils ont résolu de la laisser quelques années pour punir son indiscrétion, ou. si vous voulez, une faute dont on ne doit se prendre qu'à eux. Immédiatement après Zanubio, continua le Diable, est le seigneur don ttlaz Desdichado, cavalier plein de mérite : la mort de son épouse est cause qu'il est dans la situation déplorable où vous le voyez. Cela me surprend , dit don (lleophas. Un mari que la mort île sa femme rend insensé! |e ne croyais pas qu'oïl pût pousser si loin l'amour conjugal. N'allons pas si vile, interrompit Asmodée; don lîlaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme; ce qui lui a troublé l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfanls, il a «Hé obligé de rendre aux parents de la défunte cinquante mille ducats, qu'il reconnaît dans son contrat de mariage avoir reçus délie. Oli ! c'est une autre affaire, répliqua Leandro; je ne suis plus étonné de son accident. Kl dites-moi, s'il vous plaît, quel est ce jeune homme qui saule comme un cabri dans 21 1G2 LE DIABLE BOITF.l'X. la loge suivante, et qui s'arrête de moment en moment pour faire des éclats de rire, en se tenant les côtés? voilà un fou bien gai. Aussi, repartit le boiteux, sa folie vient d'un excès de joie. Il était portier d'une personne de qua- lité; et comme il apprit un jour la mort d'un riche eonta- dor dont il se trouvait l'unique héritier, il ne fut point à l'épreuve d'une si joyeuse nouvelle : la tête lui tourna. Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la guitare, et qui l'accompagne de sa voix; c'est un fou mé- lancolique, un amant que les rigueurs d'une dame ont ré- duit au désespoir, et qu'il a fallu enfermer. Ah! que je plains celui-là! s'écria l'écolier; permettez que je déplore son in- fortune, elle peut arriver à tous les honnêtes gens : si j'étais épris d'une beauté cruelle, je ne sais si je n'aurais pas le même sort. A ce sentiment, reprit le Démon, je vous re- connais pour un vrai Castillan; il faut être né dans le sein de la Caslille pour se sentir capable d'aimer jusqu'à devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres; et si vous voulez savoir la différence qu'il y a entre un Français et un Espagnol sur celte matière , il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à l'heure. CHANSON ESPAGNOLE. Anlo y lloro siii sosiego : Lloramlo y anlicmlo tanto. Que ni el llanto apàga cl fucsu . Ni cl fuego consume cl llanlo. Je nrùlc et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes. C'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité de sa dame; et voici comme un Français se plai- gnait en pareil cas , ces jours passés : LE DIABLE BOITEUX. 1G3 . IUNSON KRINÇAISK. L'objet qui règne dans mon mu Est toujours insensible à mon amour fidèle. Mes SOIB*, nies soupirs, ma langueur. .Ne sauraient attendrir eelte beauté cruelle. 0 ciel! est-il un sort plus affreux que le mien ' Ali '. puisque je ne puis lui plaire . Je renonce au jour qui m'éclaire; Venez, mes cliers amis, m'enterrer cliez Paycn. Ce Payen est apparemment un traiteur? dit don Cleophas. Justement, répondit le Diable. Continuons, examinons ta mitres fous. Passons plutôt aux femmes, répliqua Leandro, je suis impatient de les voir. Je vais céder à votre impa- tience, repartit l'Esprit; mais il y a ici deux ou trois infor- tunés que je suis bien aise de vous montrer auparavant : vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur. Considérez, dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage pâle et décharné qui grince les dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre : c'est un honnête homme né sous un astre si mal- heureux, qu'avec tout le mérite du monde, quelques mou- vements qu'il se soit donnés pendant vingt années, il n'a pu parvenir h s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un très-petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l'arithmétique, au haut de la roue de la fortune. Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien : il se contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son maître, bien loin de ressembler à Arrhélaiis. roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui ICi LE DIABLE BOITEUX. demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser : il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère, et parmi les fous. Je ne veux plus vous en faire observer qu'un : c'est celui qui , les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un senor hidalgo fie Tafalla, pelite ville de Navarre : il est venu demeurer a Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler : ce n'était chez lui tous les jours que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquas- sent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait. Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement ruiné. Tout au contraire , reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le môme train. Venons présentement aux femmes, ajoula-t-il. Comment donc, s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que je ne croyais. Toutes les folles ne sont pas ici , dit le Démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure, dans un autre quartier de celle ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine. Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cleophas; je m'en liens à celle-ci. Vous avez raison, reprit le boiteux; ce sont presque toutes des fdles de distinction : vous jugez bien, à la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient êlrc des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leur folie. Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit; dans la seconde, demeure l'é- pouse d'un trésorier-général du conseil des Indes : elle est LE DIAItLi: BOITEUX. ig:> devenue folle de dépit d'avoir clé obligée, dans une rue élroile, de l'aire reculer son carrosse pour laisser paner celui de la duchesse de Medina-Cœli ; dans la troisième, l'ail sa résidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement , de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est oc- cupée par une fille de qualité nommée dona lieatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur. Cette dame avait une amie qu'on appelle dona Mencia : elles se voyaient lous les jours. lTn chevalier de l'ordre de Sainl-Jacques, homme bien fait et galant, fil connaissance avec elles, el les rendit bientôt rivales : elles se disputèrent vivement son cœur, qui pencha du côté de dona Mencia; de sorie que celle-ci devint femme du chevalier. Dona Béalrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un dépit morlel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son cœur un violent désir de se venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinthe île Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étanl aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevée. Celte lettre fut très-agréable à Béalrix, qui, ne voulant que la mort du pécheur, souhaitait seulement que don Ja- cinthe ôlàt la vie a son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par hasard un différend avec ce même don Jacinthe, en vint aux prises avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il était du devoir de dona Béalrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frère; cependant elle négligea cetle poursuite, pour donner le temps à don Jacinthe d'attaquer le chevalier de Saint-Jac- ques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si I6G LE DIABLE BOITEUX. cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsque Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilège qui vient de pro- faner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Paris. Mais, hélas ! dona Béalrix , moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Komarate a péri en se battant contre le cheva- lier; et le chagrin qu'a eu celte dame de voir son injure impunie a troublé sa raison. Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise : la première, par sa mauvaise humeur, désolait son pelit-fds, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser ; l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine ; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna. Tant mieux pour cette marquise, dit Leandro : dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle. Non, assu- rément , répondit le Diable : bien loin de remarquer à pré- sent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses; elle voit autour d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la déesse Vénus. Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heu- reuse d'être folle, que de se voir telle qu'elle est? Sans doute, repartit Asmodée. Oh ça , il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana : examinez-la bien; qu'en dites-vous? Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante per- sonne soit insensée ! Par quel accident est-elle réduite en LE DIAItLK BOITEUX. !(;■ cet état? Êcoulez-moi avec attention, repartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune. Doua Kmerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Sigoença dans la maison de son père, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par des galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Klle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier, elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt «'Ile lui donna sa foi en recevant la sienne. Os deux amants étaient d'une égale naissance: mais la 1G8 LE DIABLE BOITEUX. dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espa- gne, au lieu que don Kimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le la- pis; il semblait même avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligée de voir son père dans cette disposition, en conce- vait pour son amour un triste présage; elle ne laissa pour- tant pas, à bon compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'intro- duisait de temps en temps chez elle la nuit , par le minis- tère d'une soubrette. Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par ha- sard était éveillé lorsque le galant entra dans sa maison . crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien ; il n'en fallut pas davantage pour in- quiéter un père aussi défiant que lui; néanmoins, tout soupçonneux qu'il était, Emerenciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son intelligence avec don Kimen ; mais n'étant pas un homme à pousser la confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla ouvrir une fenêtre qui donnait sur la rue, et eut la pa- tience de s'y tenir jusqu'à ce qu'il vil descendre d'un bal- con, par une échelle de soie, Lizana, qu'il reconnut à la clarté de la lune. Quel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif el le plus barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, où il avait pris naissance! Il ne céda point d'abord à sa colère, et n'eut garde de faire un éclat qui aurait pu dérober à ses coups la principale victime que son ressentiment deman- dait : il se contraignit, et attendit que sa fille fût levée le lendemain pour entrer dans son apparlemcnl : là, se voyant LE DIABLE BOITEUX. 1 69 seul avec elle, el la regardant avec des veux étiocelants de fureur, il lui dit : Malheureuse! qui, malgré la noblesse de ion sang, n'as pas de honte de commettre des actions in- liiines, prépare-toi à souffrir un juste châtiment. Ce fer, ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va l'ôter la vie, si lu ne confesses la vérité : nomme-moi l'au- dacieux qui est venu cette nuit déshonorer ma maison. Emerenciana demeura tout interdite et si troublée de 22 ITO LE DIABLE BOITEUX. colle menace, qu'elle ne pul proférer une parole. Ah! mi- sérable, poursuivit le père, ion silence el ion trouble ne m'apprennent que trop Ion crime. Eli! l'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se passe? J'ai vu celle nuit le téméraire : j'ai reconnu don Kimen : ce n'eût pas été assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton apparte- ment, il fallait encore que ce cavalier fût mon plus grand ennemi ! Mais sachons jusqu'à quel point je suis outragé : parle sans déguisement; ce n'est que par la sincérité que tu peux éviter la mort. La dame, à ces derniers mots, concevant quelque espé- rance d'échapper au sort funeste qui la menaçait, perdit une partie de sa frayeur, et répondit à don Guillem : Sei- gneur, je n'ai pu me défendre d'écouler Lizana; mais je prends le ciel à témoin de la pureté de ses sentiments. Comme il sait que vous haïssez sa famille, il n'a point en- core osé vous demander votre aveu; et ce n'est que pour conférer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai permis quelquefois de s'introduire ici. Eh! de quelle per- sonne, répliqua Stephani, vous servez-vous l'un el l'autre pour faire tenir vos lettres? C'est, repartit sa fille, un de vos pages qui nous rend ce service. Voilà, reprit le père, tout ce que je voulais savoir : il s'agit présentement d'exécuter le dessein que j'ai formé. Là-dessus, toujours la dague à la main, il lui fit prendre du papier el de l'encre, el l'obligea d'écrire à son amant ce billet qu'il lui dicta lui-même : « Cher époux, seul délice de ma vie, je vous avertis que « mon père vient de partir tout à l'heure pour sa terre. « d'où il ne reviendra que demain : profilez de l'occasion ; «je me Halle que vous attendrez la nuit avec autant d'im- « patience que moi. » Après qu'Emerenciana eut écrit et cacheté ce billet per- fide, don Guillem lui dit : Eais venir le page qui s'acquitte LE 1UABLE BOITE! \. 171 >i bien de l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier à don Kîmen; mais n'espère pas me trom- per : je vais me cacher dans un endroit de cette chambre, d'où je t'observerai quand lu lui donneras celte commis- sion; el si m lui dis un moi, ou lui lais quelque signe qui lui rende le message suspect, je le plongerai aussitôt le poignard dans le cœur. Kmerenciana connaissait trop son père pour oser lui désobéir : elle remit le billet, comme :i l'ordinaire, entre les mains du page. Alors Stephani rengaina la dague; mais il ne quitta point sa fille de toute la journée : il ne la laissa parler à personne en particulier, el lit si bien que Lizana ne put être averti du piège qu'où lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de >e trouver au rendr/.-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maîtresse, qu'il se sentit tout à coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui le désarmèrent sans qu'il pût s'en défendre, lui mirent un linge dans la 172 LE DIABLE BOITEUX. bouche pour l'empêcher de crier, lui bandèrent les yeux, et lui lièrent les mains derrière le dos : en même temps ils le portèrent en cet état dans un carrosse préparé pour cela, et dans lequel ils montèrent tous trois pour mieux répondre du cavalier, qu'ils conduisirent à la terre de Stephani, si- tuée au village de Miedes, à quatre petites lieues de Si- guença. Don Guillem partit un moment après dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de chambre et une duègne rébarbative qu'il avait fait venir chez lui l'après- dîner et prises à son service. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, à la réserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune connaissance du ravissement de Lizana. Ils arrivèrent tous avant le jour à Miedes. Le premier soin du seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave voûlée, qui recevait une faible lumière par un soupirail si étroit, qu'un homme n'y pouvait passer : il ordonna ensuite à Julio, son valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du pain et de l'eau , pour lit une botte de paille, et de lui dire chaque fois qu'il lui porterait à manger : Tiens, lâche surborneur, voilà de quelle manière don Guillem traite ceux qui sont assez har- dis pour oser l'offenser. Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins durement avec sa fdle : il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait point de vue sur la campagne , lui ôta ses fem- mes, et lui donna pour geôlière la duègne qu'il avait choi- sie, duègne sans égale pour tourmenter les fdles commises à sa garde. Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'était pas de s'en tenir la : il avait résolu de se défaire de don Kimen; mais il voulait tâcher de commettre ce crime impunément, ce qui paraissait assez difficile. Comme il s'é- tait servi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pou- vait pas se flatter qu'une action sue de tant de monde de- LE DlAIiLK BOITEUX. 173 mearerait toujours secrète. Que foire donc pour n'avoir rien à démêler avec la jusiiceî II prit son parti en grand scélé- rat : il assembla ions ses complices dans un corps de logis séparé du château; il leur témoigna combien il était satis- fait de leur zèle, et leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur donner une bonne somme d'argent après les avoir bien régalés. Il les lit asseoir à une table: et , au milieu du festin, Julio les empoisonna par son ordre : en- 174. LE DIABLE BOITEUX. suite le maître et le valet mirent le feu au corps de logis; et, avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les habitants du village , ils assassinèrent les deux femmes de chambre d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlé; puis ils jetèrent leurs cadavres parmi les autres : bientôt le corps de logis fut enflammé et réduit en cendres, malgré les efforts que les paysans des environs firent pour éteindre l'embrasement. Il fallait voir, pendant ce temps-là, les dé- monstrations de douleur du Sicilien : il paraissait inconso- lable de la perte de ses domestiques. S'étant de cette manière assuré de la discrétion des gens qui auraient pu le trahir, il dit a son confident : Mon cher Julio, je suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, ôler la vie à don Kimen ; mais, avant que je l'im- mole à mon honneur, je veux jouir du doux contentement de le faire souffrir : la misère et l'horreur d'une longue pri- son seront plus cruelles pour lui que la mort. Véritable- ment, Liza na déplorait sans cesse son malheur, et, s'at- tendanl à ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'être délivré de ses peines par un prompt trépas. Mais c'était en vain que Stepbani espérait avoir l'esprit en repos après l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant à manger au prisonnier, ne se laissât gagner par des promesses; et celle crainte lui fit prendre la résolution de hâter la perte de l'un , et de brûler ensuite la cervelle à l'autre d'un coup de pistolet. Julio, de son côté, n'était pas sans défiance; et jugeant que son maître, après s'être défait de don Kimen, pourrait bien le sacrifier aussi à sa sûreté, il conçut le dessein de se sauver une belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile à emporter. Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun LE DIABLE lîOITEUX. 175 en sou particulier, lorsqu'un jour ils lurent surpris l'un ei l'autre, à cent pas du château, par quinze ou vingt archers «le la Sairile-Hermandad, qui les environnèrent tout à coup en criant : De par le roi et la justice! A celte vue, don Guillem pâlit et se troubla; néanmoins, faisant bonne con- tenance, il demanda au commandant à qui il en voulait. A vous-même, lui répondit l'officier : on vous accuse d'a- voir enlevé don Kimen de Lizana; je suis chargé de faire dans ce château uni» exacte recherche de ce cavalier, et de m'aasnrer même de votre personne. Stepbani, par celte réponse, persuadé qu'il était perdd, devint furieux: il lira de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on visitai sa maison, el qu'il allait casser la tête au com- mandant s'il ne se relirait proinptement avec sa troupe. Le chef de la sainte confrérie, méprisant la menace, s'a- vança sur le Sicilien, qui lui lâcha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette blessure coûia bientôt la vie au téméraire qui l'avait l'aile : car deux ou trois archers tirent feu sur lui dans le moment , el le jetèrent par terre raide mort, pour venger leur officier. A l'égard de Julio, il se laissa prendre sans résistance; et il ne fui pas besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen était dans le château : ce valet avoua tout; mais voyant son maître sans vie. il le chargea de toute l'iniquité. Enfin il mena le commandant et ses archers à la cave, où ils trouvèrent Lizana couché sur la paille, bien lié el garrotté. Ce malheureux cavalier, qui vivait dans une at- tente continuelle de la mort, crut que tant de gens armés n'entraient dans sa prison que pour le faire mourir; el il fut agréablement surpris d'apprendre que ceux qu'il pre- nait pour ses bourreaux étaient ses libérateurs. Après qu'ils l'eurent délié el tiré de la cave, il les remercia de sa déli- vrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il élail 176 LE DIABLE BOITEUX prisonnier clans ce château. C'est, lui dit le commandant, ce que je vais vous conter en peu de mots. La nuit de votre enlèvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs, qui avait une amie à deux pas de chez don Guiilem, étant allé lui dire adieu avant son départ pour la campagne, eut l'indiscrétion de lui révéler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret pendant deux ou trois jours; mais, comme le bruit de l'incendie arrivé à Miedes se répandit dans la ville de Siguença, et qu'il parut étrange a tout le monde que les domestiques du Sicilien eussent tous péri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet em- brasement devait être l'ouvrage de don Guiilem. Ainsi, pour venger son amant , elle alla trouver le seigneur don Félix LE DIARLE BOITEUX. 177 votre pore, cl lui dit loui ce qu'elle savail. Don Félix, ef- frayé je vous voir à la merci d'un homme capable de loui, mena la femme chez le porrégidor, qui, après l'avoir écou- lée, ne douta point (pie Slophani n'eût envie de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fût le diabo- lique auteur de l'incendie; ce que voulant approfondir, ce juge m'a ce matin envoyé ordre, à Rctorlillo, où je fais ma demeure, de monter à cheval, et de me rendre avec ma brigade à ce château; de vous y chercher, et de prendre don Guillem, mort ou vif. Je me suis heureusement acquitté de ma commission pour ce qui vous regarde; mais je suis lâché de ne pouvoir conduire à Siguença le coupable vi- vant. Il nous a mis, par sa résistance, dans la nécessité de le mer. L'officier, ayant parlé de cette sorte, dit à don Kiinen : Seigneur cavalier, je vais dresser un procès -verbal de tout ce qui vient de se passer ici, après quoi nous partirons pour satisfaire l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de l'inquiétude que vous lui causez. Attendez, sei- gneur commandant, s'écria Julio dans cet endroit; je vais vous fournir une nouvelle matière pour grossir votre procès- verbal : vous avez encore une autre personne prisonnière à mettre en liberté. Doua Kmcrcnciana est enfermée dans une chambre obscure, où une duègne impitoyable lui tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un moment en repos. 0 ciel! dit Lizana, le cruel Slepbani ne s'est donc pas contenté d'exercer sur moi sa barbarie ! Al- lons promptemenl délivrer celle dame infortunée de la ty- rannie de sa gouvernante. Là-dessus, Julio mena le commandant et don Ktfrien, soi i vis de cinq ou six archers, à la chambre qui servait de prison à la lille de don (iuilleni : ils frappèrent à la porte, et la duègne vint ouvrir. Vous concevez bien le plaisir que 23 178 LE DIABLE BOUEUX. Lizana se faisait de revoir sa maîtresse, après avoir déses- péré de la posséder. 11 sentait renaître son espérance, on plutôt il ne pouvait douter de son Itoulicur, puisque la seide personne qui était en droit de s'y opposer ne vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenoiana, il courut se jeter à ses pieds; mais qui pourrait exprimer la douleur dont il fui saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposée à ré- pondre à ses transports, il ne vil qu'une dame hors de son hou sens? En effet, elle avait été tant lourmenlée par la duègne, qu'elle en était devenue folle. Elle demeura quel- que temps rêveuse; puis s'iniaginant tout à coup être la belle Angélique assiégée par les Tarlares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda ions les hommes qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte confrérie pour Roland, Lizana pour Rrandimarl, Julio pour Hubert du Lion , et les archers pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du LE DIABLE BOITEIX. 179 marquis Olivier. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit : Braves chevalins, je ne crains plus, à l'heure qu'il est, l'empereur Agrican, ni la reine Marphise; voire valeur est capable de me défendre contre tous les guerriers de l'univers. A ce discours extravagant, l'officiel1 et ses archers ne pu- rent s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don kiinen : vivement affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa perdre à son tour le jugement; il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle re- prendrait l'usage de sa raison; et dans cette espérance : Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Li- zana : rappelez votre esprit égaré; apprenez (pie nos mal- heurs sont finis : le ciel ne veut pas que deux cœurs qu'il a joints soient séparés, et le père inhumain qui nous a si maltraités ne peut plus nous être contraire. La réponse que lit à ces paroles la fille du roi Galafron , l'ut encore un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui, pour le coup, n'en rirent point. Le com- mandant même, quoique très-peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion , et dit à don kimen, qu'il voyait accablé de douleur : Seigneur cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame; vous avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes : mais ne nous arrêtons pas ici plus longtemps. Vous, seigneur Hubert du Lion, ajoula- l-il en parlant à Julio; vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y avec vous Aniifort et les deux fils du marquis Olivier; choisissez les meilleurs coursiers, et les mettez au char de la princesse; je vais pendant ce temps- là dresser mon procès-verbal. En disant cela, il lira de ses poches une écritoire cl du papier; et, après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta 180 LE DIABLE BOITEUX. la main à Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par les soins des paladins, il se trouva un carrosse h quatre mules prêt à partir : il monta dedans avec la dame et don Kimen, et il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la déposi- tion. Ce n'est pas tout : par ordre du chef de la brigade, on chargea de chaînes Julio, et on le nul dans un autre car- rosse, auprès du corps de don Guillcm. Les archers remon- tèrent ensuite sur leurs chevaux; après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença. La fille de Slephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colère envisager la duègne. C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il, c'est vous qui, par vos persé- cutions, avez poussé a bout Emerenciana et troublé son esprit. La gouvernante se justifiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt. C'est au seul don Guillem , répondit-elle, qu'il faut imputer ce malheur : ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des me- naces qui l'ont fait enfin devenir folle. En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa commission au corrégidor, qui sur-le-champ interro- gea Julio et la duègne, el les envoya dans les prisons de celle ville , où ils sont encore. Ce juge reçut aussi la dépo- sition de Lizana, qui prit ensuite congé de lui pour se re- tirer chez son père, où il fit succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour doua Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire h Madrid , où elle avail un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait honnêtement se dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît , il eut re- cours aux plus fameux médecins; mais il n'eut pas sujet de LE DIABLE BOITEUX. 181 s'en repenlir; car. après y avoir perdu leur lalin, ils décla- rèrent le mal incurable. Sur celte décision, le luleur n'a pas manqué de faire enfermer iei la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours. La triste destinée! s'écria don Cleophas; j'en suis véri- tablement touebé; doua Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? je suis curieux de savoir quel parti il a pris. Un fort raison- nable, repartit Asmodée : quand il a vu que le mal était sans remède, il est allé dans la Nouvelle-Espagne; il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir d'une dame (pie sa raison et son repos veulent qu'il oublie Mais, poursuivit le Diable, après vous avoir montré des fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui méri- teraient de l'être. i CIIAIMTKE X Hum la matière est inépuisable. egardons du côté de la ville, et à mesure que je découvrirai des sujets dignes d'être mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en dirai le ca- ractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser échapper : c'est un nouveau marié. Il y a huit jours que, sur le rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventu- rière qu'il aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses meubles, jeta les autres par les fenêtres, et le lendemain il l'épousa. Un homme de la sorte, dit LE DIABLE BOITEUX. 183 Xanihullo, mérite assurément fa place vacante dans cette maison. il a nn voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que lui : c'est un garçon de quarante-cinq ans, qui a de quoi vivre, et qui veut se mettre au service d'un grand. J'aperçois la veuve d'un jurisconsulte; la bonne dame a douze lustres accomplis : son mari vient de mourir; elle veut se retirer dans un couvent, afin, dit-elle, que sa ré- putation soit à l'abri de la médisance. Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de cinquante ans : elles font des vœux au ciel pour qu'il ail la bonté d'appeler leur père, qui les lient enfermées comme des mineures; elles espèrent qu'après sa mort elles trouveront de jolis hommes qui les épouse- ront par inclination. Pourquoi non? dit l'écolier; il y a des hommes d'un goût si bizarre! J'en demeure d'accord, ré- pondit Asmodée : elles peuvent trouver des épouseurs ; mais elles ne doivent pas s'en flatter : c'est en cela que consiste leur folie. Il n'y a point de pays où les femmes se rendent justice sur leur âge. Il y a un mois qu'à Paris une fille de quarante- huit ans et une femme de soixante-neuf allèrent en témoi- gnage chez un commissaire pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le commissaire interrogea d'a- bord la femme mariée, et lui demanda son âge : quoiqu'elle eût son extrait baptislaire écrit sur son front, elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante ans. Après qu'il l'eut interrogée, il s'adressa à la fille : El vous, mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous? Passons aux autres questions, monsieur le commissaire, lui répondit- elle; on ne doit point nous demander cela. Vous n'y pensez pas, reprit-il; ignorez-vous qu'en justice... Oh! il n'y a pas de justice qui tienne, interrompit brusquement la fille; eh ! 184 LE DIABLE BOITEUX. qu'importe à la justice de savoir l'âge que j'ai? Ce ne sont pas ses affaires. Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre dé- position, si votre âge n'y est pas; c'est une circonstance requise. Si cela est absolument nécessaire, répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon âge en conscience. Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depuis longtemps. Avant son mariage, répondit-elle. J'ai donc mal coté votre âge, reprit-il, car LE DIABLE BOITEUX isr, je no vous ai ilouiit* que vingt-huit ans, et il y en a vingt- nouf que la veuve ost mariée. Il»' l»i<'ii! s'écria la fille, éeri- \iv donc que j'en ai trente : j'ai pu à un an connaître la veuve. Cela ne serait pas régulier, répliqua-t-il ; ajoutons- en uno douzaine. Non pas, s'il vous plattl dit-elle; (oui ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre encore une année; mais jo n'y mettrais pas un mois avec, quand il B'agirail de mon honneur. Lorsque les deux déposantes furent sorties de ehez le eommissaire, la femme dit à la fille : Admirez, je vous prie, ce nigaud, qui nous croit assez sottes pour lui aller dire noire âge au juste; c'est bien assez vraiment qu'il soit mar- qué sur les registres de nos paroisses, sans qu'il l'écrive encore sur ses papiers, afin que tout le inonde on soit in- struit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous d'entendre lire en plein barreau : « Madame Richard, âgée de soixante » et tant d'années, et mademoiselle Perinelle, âgée de qua- » rante-cinq ans, déposent telles et telles choses? » Pour moi, je me moque de cela : j'ai supprimé vingt années, à bon compte; vous avez fort bien fait d'en user de même. Qu'appelez-vous de même? répondit la tille d'un ton brusque; je suis voire servante : je n'ai tout au plus que trente- cinq ans. lié! ma petite, répliqua l'autre d'un air malin, à qui le dites-VOUS? je vous ai vue naître; je parle de longtemps; je me souviens d'avoir vu votre père : lors- qu'il mourut il n'était pas jeune, et il y a près de quarante ans qu'il est mort. Oh! mon père, mon père, interrompit avec précipitation la fille, irritée de la franchise de la femme; quand mon père épousa ma mère, il était si vieux, qu'il ne pouvait plus faire d'enfants. le remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, doux hommes qui ne sont pas trop raisonnables : l'un est un enfant de famille, qui ne saurait garder d'argent , ni s'en 186 LE DIABLE BOITEUX. passer; il a trouvé un bon moyen d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achète des livres, et dès qu'il est à sec, il s'en défait pour la moitié de ce qu'ils lui ont coûté. L'autre est un peintre étranger qui fait des portraits de femmes; il est habile : il dessine correctement, il peint à merveille, et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine qu'il aura la presse. Inter slullos referalur. Comment donc, dit l'écolier, vous parlez latin! Cela doit- il vous étonner? répondit le Diable. Je parle parfaitement toutes sortes de langues : je sais l'hébreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pédantesque : j'ai cet avantage sur vos érudits. Voyez , dans ce grand hôtel , à main gauche , une dame malade, qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent : c'est la veuve d'un riche et fameux architecte, une femme entêtée de noblesse. Elle vient de faire son testament : elle a des biens immenses, qu'elle donne à des personnes de la première qualité, qui ne la connaissent seulement pas; elle leur fait des legs à cause de leurs grands noms. On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme qui lui a rendu des services considérables. Hélas! non, a- t-elle répondu d'un air triste, et j'en suis fâchée : je ne suis point assez ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligalion; mais il est roturier, son nom dés- honorerait mon testament. Seigneur Asmodée, interrompit Leandro, apprenez-moi, de grâce, si ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme à mériter d'être ici. 11 le mériterait sans doute, répondit le Démon : ce personnage est un vieux licencié qui lit une épreuve d'un livre qu'il a sous la presse. C'est apparemment quelque ou- vrage de morale ou de théologie? dit don Cleophas. Non, repartit le boiteux; ce sont des poésies gaillardes, qu'il a LE m ami: BOITEUX. 18T composées dans sa jeunesse : au lieu de les brûler, ou du moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de sou vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de les mettre au jour, et que, par respect [tour son caractère, ils n'en ôlenl tout le sel et l'agrément. J'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce licencié : elle est si persuadée qu'elle plaît aux hommes, qu'elle met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons à un riche chanoine que je vois à deux pas de là. Il a une folie fort singulière : s'il vil frugalement, ce n'est ni par mortification , ni par sobriété ; s'il se passe d'équipage, ce n'est point par avarice. Hé! pourquoi donc ménage-t-il son revenu? C'est pour amasser de l'argent. Qu'en veut- il faire? des aumônes? Non : il en achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux, lit vous croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie! vous vous trompez; c'est uniquement pour en parer son inventaire. Ce que vous dites est outré, interrompit Zanibullo : y a-t-il au monde un homme de ce caractère-là? Oui, vous dis-je, reprit le Diable, il a celte manie : il se fait un plaisir de penser qu'on admirera son inventaire. A-l-il acheté, par exemple, un beau bureau, il le fait empaqueter propre- ment, et serrer dans un garde-meuble, afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le marchander après sa mort. Passons à un de ses voisins, que vous ne trouverez pas moins fou : c'est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid, avec une riche succession que son père, qui était auditeur de l'audience de Manille, lui a lais- sée. Sa conduite est assez extraordinaire : on le voit toute la journée dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue 188 LE DIABLE BOITEl X. quelque charge importante; il n'en souhaite aucune, et ne demande rien. lié quoi ! me direz-vous , il n'irait dans cet endroit-là simplement que pour faire sa cour? Encore moins; il ne parle jamais au ministre; il n'en est pas même connu, et ne se soucie nullement de l'être. Quel est donc son but? Le voici : il voudrait persuader qu'il a du crédit. Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est se donner bien de la peine pour peu de chose ; vous avez raison de le mettre au rang des fous à enfermer. Oh! reprit Asmodée, je vais vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire plus sensés. Considérez, dans cette grande maison où vous apercevez tant de bou- gies allumées, trois hommes et deux femmes autour d'une table : ils ont soupe ensemble , et jouent présentement aux caries pour achever de passer la nuit, après quoi ils se sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers : ils s'assemblent régulièrement tous les soirs, et se quittent au lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'à ce que les ténèbres reviennent chasser le jour; ils ont re- noncé à la vue du soleil et des beautés de la nature. Ne dirait-on pas, à les voir ainsi environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les der- niers devoirs? Il n'est pas besoin d'enfermer ces fous-là, dit don Cleophas : ils le sont déjà. Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j'aime, et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d'une pâte de ma façon : c'est un vieux ba- chelier qui idolâtre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer qu'il vous écoute avec un extrême plaisir : si vous lui dites qu'elle a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'albâtre; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des LE DIAHLE BOITEUX. 189 élans de volupté. H y a deux jours, qu'en passant dans la rue d'Alcala, devant la boutique d'un eordonnier de fem- mes, il s'arrêta tout court pour regarder une petite pan- toufle qu'il y aperçut : après l'avoir considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un air pâmé à un cavalier qui l'accompagnait : Ali! mon ami, voilà une pan- toulle qui m'enchante l'imagination! que le pied pour lequel on l'a faite doit être mignon! je prends trop de plaisir à la voir; éloignons-nous promptement, il y a du péril à passer par ici. Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Leandro Pères. (Test juger sainement de lui, reprit le Diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur, qui, parce qu'il a un équi- 190 LE DIABLE BOITEUX. page, rougit de honte quand il est obligé de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licencié de ses parents, qui possède une dignité d'un grand revenu dans une église de Madrid , et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres, et quatre belles mules qu'il a chez lui. Je découvre dans le voisinage de l'auditeur et du bache- lier un homme à qui l'on ne peut, sans injustice, refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de soixante ans : LE DIABLE BOITEUX. 101 qui fait l'amour h une jeune femme : il la voil tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours; il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir été autrefois aimable. Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous; un comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne : ce vieux seigneur est dans son quator- zième lustre; il a brillé dans ses belles années à la cour de son roi : tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l'on était surtout charmé du goût qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de la mode, qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse. Il n'y a point à hésiter, dit don Cleophas, plaçons ce sei- gneur français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires dans la casa de los locos. J'y retiens une loge, reprit le Démon, pour une dame qui demeure dans un grenier, à côté de l'hôtel du comte : c'est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses biens, moyen- nant une petite pension alimentaire que lesdils enfants sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer. J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a pas plutôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer d'espèces, est capable de tout faire pour (Mi avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à un valet de cham- bre qui la recherchait. Tu as donc d'autre argent, lui dit-il; 192 LE DIABLE BOITEUX. car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pisloles? Hé! mais, répondit-elle, j'ai encore outre cela deux cents ducats. Deux cents ducats! répliqua-l-il avec émotion; malepeste! Tu n'as qu'à me les donner à moi, je l'épouse, et nous voilà quitte à quitte. Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme. Retenons trois places pour ces trois personnes qui re- viennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où elles font leur résidence. L'une est un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frère, licencié; et la troisième, un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque point : ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même; mais le bel esprit est chargé de trois soins, de les louer tous deux, et de mêler ses louanges avec les leurs. Encore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleu- riste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jar- dinier et une jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin. L'autre, pour un histrion qui, plaignant les désagréments attachés à la vie comique, di- sait l'autre jour à quelques-uns de ses camarades : Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession; oui, j'ai- merais mieux n'être qu'un petit gentilhomme de campagne, de mille ducats de rente. De quelque côté que je tourne la vue, continua l'Esprit, je ne découvre que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les premières personnes de la cour. Il ressem- ble à Villius, qui s'imaginait être gendre de Sylla, parce qu'il était bien avec la fille de ce dictateur; celte compa- raison est d'autant plus juste, que ce chevalier a, comme le 1 1. IHAlïLl-: BOITEUX. !!»;{ Romain, un Lomgarenm, c'est a dire un rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui. On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en lemps sous de nouveaux traits. Je reconnais, dans ce commis de ministre, Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière a tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois, dans ce vieux pré- sident. Futidius, qui prêtait son argent a cinq pour cent par mois; et Marsœus, qui donna sa maison paternelle à la comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille qui mange avec une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de l'Escurial. Asmoclée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don Cleophas : Il y a au bout de celle rue des mu- siciens qui vont donner une sérénade à la fdle d'un alcade de corle : si vous voulez voir celle fêle de près, vous n'avez qu'a parler. J'aime fort ces sortes de concerts, répondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes, penl- ètre y a-t-il des voix parmi eux. Il n'eut pas achevé ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcade. Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens; après quoi, deux chanteurs chantèrent alternati- vement les couplets suivants : Si de lu hermosura quicrcs l n;i copia cuii mil gracia*; Escocht, porquc pretendo Kl pintarla. Si vous voulez une copie de vos grâces et de voire beauté, écoulez-moi. car je prétends en faire le portrait. El lu frenlc loda nieve ■\ ei alabaatro, bafaltai 25 10'» LE DIABLE BOITEUX-. Offreciô al A mnr, haziendo Km ella vaya. Votre visage, tout de neiac et d'albâtre, a rail des défis ;'i l'Amour, ipii se moquait de lui. Amor labrô île tus cejas Dos areoa para su aljava: Y dehaxo lia descobierto Quien le mata. L'Amour a l'ait de vos sourcils deux ares pour son carquois; mais il a dé- couvert le dessous qui le tue. Eres duena de el lugàr Vandolera de las aimas, Iman de los alvedrios, l.inda allia j.i. Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des cœurs, l'aimant des dé Mrs, un joli bijoo. On rasgo de lu hermosura Quîsîera yo retralaria; v)ue es eslrella, es cielo, es sol: No es sino el alva. .le voudrais d'un seul Irait peindre votre beauté : c'est une étoile, un ciel, un soleil; non, ce n'est qu'une aurore. Los couplets sont galants cl délicats, s'écria l'écolier. Ils vous semblent tels, dit le Démon , parce onr aller délivrer Séraphine, et la rendre saine et sauve à son père? Plût au ciel, répondit don Cleopbas, quo la cliose fût possible] je l'entreprendrais sans balancer. Votre mort, reprit le boi- teux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai déjà dit, la valeur humaine ne peut rien dans celte occa- sion, et il faut bien que je m'en mêle pour vous contenter: regarde! de quelle façon je vais m'y prendre ; observez d'ici toutes mes opérations. Il n'eut pas sitôt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de Leandro Perez, an grand étonnement de cet écolier, il s^ glissa parmi le peuple, traversa la presse, et se lança dans le feu, comme dans son élément, a la vue des spec- tateurs, qui furent effrayes de celle action , et qui la blâmè- rent par un cri général. Quel extravagant ! disait l'un; com- nii'iit l'intérêt a-l-il pu l'aveugler jusque là? S'il n'était pas entièrement fou, la récompense promise ne l'aurait nulle- ment tenté. Il faut, disait l'autre, que ce jeune téméraire soit un amant de la fille de don Pèdre, et que, dans la dou- leur qui le possède, il ait résolu de sauver sa maîtresse, ou de se perdre avec elle. Enfin ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empédo- cJe ', lorsqu'une minute après ils le virent sortir des llam- mes avec Séraphine entre ses bras. L'air retentit d'ac- clamations , le peuple donna mille louanges an brave cavalier qui avait fait un si beau coup. Quand la témé- rité est heureuse, elle ne trouve pms de censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet Irès-nalurel du courage espagnol. 1 Poêle ri philosophe sicilien qui »<• jel.i ifeMM le* llainine- 'lu mmil Klnn. 200 LE D1A1SLE BOITkTX Comme la dame était encore évanouie , son père n'osa se livrer à la joie: il craignait qu'après avoir élé si heu- reusement délivrée du feu , elle ne mourût à ses yeux de l'impression terrible qu'avait dû faire en son cerveau le péril qu'elle avait couru; mais il fut bientôt rassuré, elle revint de son évanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit d'un air tendre : Seigneur, je serais plus affligée que réjouie de voir LE DIABLE B01TE1 \ -201 mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient pas. Ali! ma fille, lui répondît-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursuivit-il, en lui présentant le faux don Cleophas, re- mercions tous deux ce jeune cavalier. C'est voire libéra- teur; c'est à lui que vous devez la vie; nous ne pouvons lui témoigner assez de reconnaissance, et la gomme que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui. Le Diable prit alors la parole, et dit à don Pèdre d'un air poli : Seigneur, la récompense que vous avez proposée n'a eu aucune part au service qne j'ai eu le bonheur de vous rendre : je suis nolile et Castillan, le plaisir d'avoir essuyé vos larmes, et arraché aux llanimes l'objet char- mant qu'elles allaient ((insinuer, est un salaire qui me suffi t. Le désintéressement et la générosité du libérateur firent concevoir pour lui une estime infinie au seigneur de Km o lano, qui le pria de le venir voir, et lui demanda son ami- tié, en lui offrant la sienne. Après bien des compliments de pan et d'autre, le père et la lille se retirèrent dans un corps de logis qui était au bout du jardin: ensuite le Démon rejoignit l'écolier, qui, le voyant revenir sous sa première forme, lui dit : Seigneur Diable, mes yeux in'auraient-ils trompé? n ('lic/.-vous pas tout à l'heure sous ma figure? Pardonnez-moi, répondit le boiteux; et je vais vous ap- prendre le motif de celte métamorphose. J'ai formé un grand dessein : je prétends vous faire épouser Séraphine; je lui ai déjà inspiré, sous vos traits, une passion violente pour votre seigneurie. Don Pèdre est aussi 1res -satisfait de vous, parce que je lui ai dit fort poliment qu'en délivrant sa fille, je n'avais eu en vue que de leur faire plaisir à l'un et à l'autre, et que l'honneur d'avoir heureusement mis à lin une si périlleuse aventure était une assez belle récom- pense pour un gentilhomme espagnol. I.e bonhomme a 20 LE DIABLE BOITEUX l'âme noble : il ac voudra pas demeurer en resle de géné- rosité; et je vous dirai qu'en ce moment il délibère en lui- même s'il vous fera son gendre, peur mesurer sa recon- naissance au service qu'il s'imagine que vous lui avez rendu. En attendant qu'il s'y détermine, ajouta le boiteux, ga- gnons un endroit plus favorable que celui-ci, pour conti- nuer nos observations. A ces mots, il emporta l'écolier sur une haute église remplie de mausolées. CHAPITRE XII. Dei toabcaux. dvi ombm H de la muii \ \m que nous poursuivions l'exa- men des vivants, dit le Démon, troublons pour quelques moments le repos des morts de cette église ; [parcourons tous ces tombeaux; dé- voilons ce qu'ils recèlent; voyons ce qui les a fait élever. Le premier de «eux qui sont à main droite contient les tristes restes d'un officier- général qui, comme un autre Agamemnon, trouva, au retour de la guerre, un Ëgiste dans sa maison. Il y a dans le second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son adresse et sa vigueur ii sa dame un jour de combat de taureaux, fut cruellement occis par un de ces animaux-là. Et dans le troisième gît un vieux prélat sorti de ce monde assez brusquement, pour Ktt LE DIABLE BOITEUX. avoir l'ait son testament en pleine santé, et l'avoir lu à ses domestiques, à qui, comme un bon maître, il léguait quel- que chose. Son cuisinier fut impatient de recevoir son legs. Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s'est jamais fatigué qu'à faire sa cour; on le vit pendant soixante ans, tous les jours au lever, au dîner, au souper et ;iu coucher du roi , qui le combla de bienfaits pour récom- penser son assiduité. Au reste, dit don Cleophas, ce cour- tisan était -il homme à rendre service? A personne, répon- dit le Diable : il promettait volontiers de faire plaisir ; mais il ne tenait jamais ses promesses. Le misérable! répliqua Leandro : si l'on voulait retrancher de la société civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer parles courtisans de ce caractère-là. Le cinquième tombeau, reprit Asmodée, l'enferme la dépouille mortelle d'un seigneur zélé pour la nation es- pagnole , et jaloux de la gloire de son maître : il fut toute sa vie ambassadeur à Rome ou en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il mourut; mais le roi en fit la dépense pour reconnaître ses services. Passons aux monuments qui sont de l'autre côté. Le pre- mier est celui d'un gros négociant qui laissa de grandes ri- chesses à ses enfants; mais de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils étaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualité : ce qui ne plaît guère aujourd'hui à ses descendants. Le mausolée qui suit , et qui surpasse tous les autres en magnificence , est un morceau que les voyageurs regardent avec admiration. En effet, dit Zambullo, il me paraît admi- rable : je suis enchanté surtout de ces deux représentations qui sont à genoux : voilà des figures bien travaillées! Que le sculpteur qui les a faites était un habile ouvrier ! Mais ap- LE DIABLE BOITEUX. 205 prenez-moi . de grâce, coque les personnes qu'elles repré- sentent ont été pendant leur vie. Le boiteux reprit : Vous voyez un due et son épouse : ce seigneur était grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec honneur, et sa femme vivait dans une haute dé- votion. Il faut que je vous rapporte un trait de cette bonne duchesse; vous le trouverez un peu gaillard pour une dé- voie. Le voici. Cette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de la Merci , nommé don Jérôme d'Aguilar, homme de bien, et fameux prédicateur: elle en était très-satis- faite, lorsqu'il parut à .Madrid un dominicain qui se mit à prêcher île façon que tout le peuple en fut enchanté. Ce nouvel orateur s'appelait le frère Placide : on courait à ses sermons comme à ceux du cardinal Ximenès; et, sur sa ré- putation , la cour, ayant voulu l'entendre , en fut encore plus contente que la ville. Notre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon contre la renommée, et de résister à la curiosité d'aller juger par elle-même de l'éloquence du frère Placide. Elle émisait ainsi pour prouvera son directeur, qu'en pénitente délicate et sensible, elle entrait dans les sentiments de dépit et de jalousie que ce nouveau venu pouvait lui causer: il n'y eut pourtant pas moyen de s'en défendre toujours; le dominicain ht tant de bruit, qu'elle céda enfin à la tentation de le voir : elle le vit, l'entendit prêcher, le goûta, le sui- vit; et la petite inconstante forma le projet de se mettre sous sa direction. Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci ; cela n'était pas facile : un guide spirituel ne se quitte pas comme un amant ; une dévole ne veut point passer pour volage, ni perdre l'estime d'un directeur qu'elle aban- donne. Que lit la duchesse? elle alla trouver don Jérôme. 206 LE DIABLE BOITEUX. et lui dit d'un air aussi trisle que si elle eût été véritable- ment affligée : Mon père , je suis au désespoir ; vous me voyez dans un étonnement , dans une affliction , dans une perplexité d'esprit inconcevables. Qu'avez-vous donc, nia- dame ? répondit d'Aguilar. Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari, qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu , après m'avoir vue si longtemps sous votre conduite, sans faire paraître la moindre inquiétude sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons jaloux , et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous jamais ouï parler d'un pareil caprice? J'ai eu beau lui reprocher qu'il offen- sait avec moi un homme d'une piété profonde et délivré de la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa mé- fiance en prenant votre parti. Don Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rap- port : il est vrai qu'elle le lui avait fait avec des démonstra- tions à tromper toute la terre. Quoique fâché de perdre une pénitente de cette importance , il ne laissa pas de l'exhorter à se conformer aux volontés de son époux; mais sa révé- rence ouvrit enfin les yeux, et fut au fait, lorsqu'elle ap- prit que cette dame avait choisi le frère Placide pour direc- teur. Après ce grand sommelier du corps et son adroite épouse, continua le Diable, un mausolée plus modeste recèle de- puis peu de temps le bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisième année, épousa une fille de vingt ans : il avait d'un premier lit deux enfants , dont il était prêt à signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme mourut vingt-quatre heures après lui, de regret qu'il ne fût pas mort trois jours plus lard. Nous voici arrivés au monument de celte église le plus respectable : les Espagnols ont aulant de vénération pour LE DIABLE BOITEUX. »! ce tombeau que les Romains en avaient pour celui de Ro- mulus. De quel grand personnage renferme-t-H donc la cendre? dit Leandro Perez. D'un premier ministre de la couronne d'Espagne, répondit Asmodée : jamais la monar- chie n'en aura peut-être un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque et les sujets en furent très- contents. L'état, sous son ministère, fut toujours florissant, et les peuples heureux; enfin, cet habile minisire eut beau- coup de religion et d'humanité : cependant, quoiqu'il n'eût rien à se reprocher en mourant, la délicatesse de son poste ne laissa pas de le faire trembler. Un peu au-delà de ce ministre si digne d'être regretté, démêlez dans un coin une table de marbre noir attachée à un pilier. Voulez-vous que j'ouvre le sépulcre qui est des- sous pour vous montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut à la fleur de son âge , et dont la beauté char- mait tous les yeux? ce n'est plus que de la poussière; c'é- tait de son vivant une personne si aimable, que son père avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui enlevât; ce qui aurait bien pu arriver si elle eût vécu plus longtemps. Trois cavaliers qui l'idolâtraient furent incon- solables de sa perte, et se donnèrent la mort pour signa- ler leur désespoir. Leur tragique histoire est gravée en let- tres d'or sur cette table de marbre, avec trois petites figures qui représentent ces trois galants désespérés : ils sont prêts à se défaire eux-mêmes; l'un avale un verre de poison , l'autre se perce de son épée, et le troisième se passe au cou une ficelle pour se pendre. Le Démon remarquant en cet endroit que l'écolier riait de tout son cœur, et trouvait fort plaisant- qu'on eût orné de ces trois ligures l'épitaphe de la bourgeoise, lui dit : Puisque cette imagination vous réjouit, peu s'en faut qu'en •208 LE DIABLE BOITEUX. cet instant je ne vous transporto sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur dramatique a fait construire dans l'église d'un village auprès d'Almaraz, où il s'était retiré après avoir mené à Madrid une longue et joyeuse vie. Cet auteur a donné au théâtre un grand nom- bre de comédies pleines de gravelures et de gros sel ; mais il s'en est repenti avant sa mort; et pour expier le scan- dale qu'elles ont causé, il a fait peindre sur son tombeau une espèce de bûcher composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pièces, et l'on voit la Pudeur qui tient un flambeau allumé pour y mettre le feu. Outre les morts qui sont dans les mausolées que je viens LE DIABLE BOITEUX. 209 de vous l'aire observer, il y en a une infinité d'autres qui ont été enterrés ici fort simplement. Je vois errer louies leurs ombres: elles se promènent, liassent et repassent .sans cesse les unes après les autres, sans troubler le pro- fond repos qui règne dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes leurs pensées. Que je suis mortifié, s'écria don Cleophas, de ne pouvoir jouir, comme vous, du plaisir de les apercevoir! Je puis encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodée: rien n'est plus facile [tour moi. Kn même temps ce Démon lui toucha les veux, et, par un prestige, lui lit voir un grand nombre de fantômes blancs. A l'apparition de ces spectres, Zambullo frémit. Com- ment donc, lui dit le Diable, vous frémisse/.? Ces ombres vous font-elles peur? Que leur habillement ne vous épou- vante point; accoutumez-VOUS-y dès à présent : vous le porterez à votre tour; c'est l'uniforme des mânes; rassurez- vous donc, et ne craignez rien, l'ouvez-vous manquer de fermeté dans celte occasion, vous qui avez eu l'assurance île soutenir ma vue? ces gens-ci ne sont pas si méchants que moi. L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, re- garda les fantômes assez hardiment. Considérez attentive- ment toutes ces ombres, lui dit le boiteux : celles qui ont des mausolées sont confondues avec celles qui n'ont qu'une misérable bière pour tout monument : la subordination qui les distinguait les unes des autres pendant leur vie ne sub- siste plus : le grand sommelier du corps, et le premier mi- nistre, ne sont pas plus, présentement, que les [dus vils citoyens enterrés dans cette église. La grandeur de ces no- bles mânes a fini avec leurs jours, comme celle d'un héros de théâtre finit avec la pièce. Je fais une remarque, dit Leandro : je vois une ombre •27 -210 LE DIABLE KOITEUX. qui se promène toute seule, et semble fuir la compagnie des autres. Dites plutôt que les autres évitent la sienne, répondit le Démon, et vous direz la vérité : savez-vous bien quelle est cette ombre-là? c'est celle d'un vieux no- taire , lequel a eu la vanité de se faire enterrer dans un cercueil de plomb; ce qui a cboqué tous les autres mânes de bourgeois , dont les cadavres ont été mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que son ombre se mêle parmi eux. Je viens de faire encore une observation, reprit don Cleo- phas : deux ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un moment pour se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin. Ce sont, repartit le Diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était peintre, et l'autre musicien : ils étaient un peu ivrognes, à cela près fort hon- nêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année : quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent, par leur triste silence : Ah! mon ami, nous ne boirons plus. Miséricorde! s'écria l'écolier, qu'est-ce que je vois? je découvre au bout de cette église deux ombres qui se pro- mènent ensemble ; qu'elles me semblent mal appareillées! leurs tailles et leurs allures sont bien différentes : l'une est d'une hauteur démesurée, et marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite, et a l'air évaporé. La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu, dans une débauche, trois santés avec du tabac dans son vin; et la petite est celle d'un Français, le- quel, suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame qui en sortait : dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut couché par terre d'un coup d'es- copelte. LE DIAHI.K BOITEUX. :>!! De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables que je démêle dans la foule : il faut que j<' vous apprenne de quelle façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les jolis corps de trois comé- diennes qui faisaient autant de brait à Madrid, dans leur temps, qn'Origo, Cylheris <'t Arbuscula en ont fait à Home dans le leur, il iy Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que vous me faites : il semble que le del vous ait envoyé in pour détourner le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure, ils vont se battre; suivez- moi, s'il vous plait; venez m'aidera les séparer. Ku ache- vant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après avoir laissé son cheval à son valet , se hâta de la joindre. A peine eurent-ils l'ait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se battaient avec fureur. Le Tolédan cou- rut à eux pour les séparer; et eu étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le sujet de leur différend. Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle • Ion Fadrique île Mendoce, ri mon ennemi se nomme don Alvaro l'once. Nous aimons doua Theodora, celle dame que vous accompagnez : elle a toujours l'ait peu d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu ima- giner pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités, l'our moi, j'avais dessein de continuer à la servir, malgré son indifférence; niais mon rival, au lieu de pren- dre le même parti, s'est avisé de me faire un appel. Il est vrai, interrompit don Alvaro, que j'ai jugé à pro- pos d'en user ainsi : je crois que si je n'avais point de rival cloua Theodora pourrait in'écoulcr; je veux donc lâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me défaire d'un homme qui s'oppose à mou bonheur. Seigneur cavalier, dit alors le Tolédan, je n'approuve [►oint votre combat; il offense doua Theodora; on saura bientôt dans le royaume de Valence (pie vous vous serez battus pour elle; l'honneur de votre dame vous doit être -2-20 LE DIABLE BOITEUX. plus cher que voire repos et voire vie. D'ailleurs, quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez- moi, faites plutôt sur vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez : rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment inviolable, en- gagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en coûte de sang. i Eh! de quelle manière? s'écria don Alvaro. Il faut que celle dame se déclare, répliqua le ïolédan; qu'elle fasse I r. DIABLE BOITEUX. :221 choix de don Fadrique ou de vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui laisse le champ libre. J'y consens, dit don Alvaro, et j'en jure par tout ce qu'il j a de plus sacré : que dona Theodora se détermine, qu'elle me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins insupportable que l'affreuse incertitude où je suis. El moi, «lit à son tour don Fadrique, j'en atteste le ciel : si ce divin objet que j'adore ne prononce point en ma laveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus. Alors le Tolédan se tournant vers dona Theodora : Ma- dame, lui dit-il, c'est à vous de parler: vous pouvez, d'un seul mot, désarmer ces deux rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la constance. Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvaro; mais je ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte que leur com- bat pourrait porter à nia gloire, je donne des espérances que mon cœur ne saurait avouer. La feinte n'est plus de saison, madame, reprit le Tolé- dan; il faut, s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces deux cavaliers soient également bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un que pour l'autre : je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue agitée. Vous expliquez mal celle frayeur, repartit dona Theo- dora : la perle de l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause innocente; mais si je vous ai paru alarmée , sachez que le péril qui menace ma réputation a fait toute ma crainte. Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit 222 LE DIABLE BOITEUX enfin patience : C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puis- que madame refuse de terminer la chose h l'amiable, le sort des armes en va donc décider; et, parlant de celte sorte, il se mit eu devoir de pousser don Fadrique, qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir. Alors la dame, plus effrayée par celle action que déter- minée par son penchant, s'écria tout éperdue : Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce que je donne la préférence. Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et disparut, en jetant des regards fu- rieux sur son rival et sur sa maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie : tantôt il se met- tait à genoux devant dona Theodora, tantôt il embrassait LE DIABLE BOITEUJL 223 le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur marquer toute la reconnaissance dont il se sen- tait pénétré. Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloi- gnement de don Alvaro, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager a souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite, mais pour qui son cœur n'était pas prévenu. Seigneur don Fadrîque, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas de la préférence que je vous ai donnée : vous la devez à la nécessité où je me suis trouvée de pro- noncer entre vous et don Alvaro : ce n'est pas que je n'aie toujours l'ait beaucoup plus de cas de vous que de lui; je sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez : vous êtes le cavalier de Valence le plus parlait, c'est une justice que je vous rends; je dirai même que la recher- che d'un homme tel que vous peut llatler la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je ne veux pourtant pas vous ôler toute es- pérance de loucher mon cœur; mon indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste encore de la perle que j'ai faite depuis un an de don André de Ci- mentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble et qu'il lût dans un âge avancé lorsque mes pa- rents, éhlouis de ses richesses . m'obligèrent à l'épouser. j'ai été fort affligée de sa mort : je le regrette encore tous les jours. Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajoula-t-elle : il ne ressemblait nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui. ne pouvant se persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur faiblesse, sont eux-mêmes 22V LE DIABLE BOITEUX. des témoins assidus de tous ses pas, ou la font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. D'ailleurs sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait son unique étude d'aller au-devant de lout ce que je paraissais souhaiter : tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable : il est tou- jours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu sans doute à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me plaire. Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit doua Theodora : Ah! madame, s'écria-t-il , que j'ai de joie d'apprendre de votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que vous avez méprisé mes soins! j'espère que vous vous rendrez un jour à ma constance. 11 ne tiendra point à moi que cela n'arrive, re- prit la dame, puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de votre amour : tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en sorte que je vous aime : je ne vous cacherai point les sentiments favo- rables que j'aurai pris pour vous; mais si , malgré tous vos efforts, vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez pas en droit de me faire des reproches. Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que la dame prit la main du Tolédan, et tourna brusquement ses pas du côté de son équipage. 11 alla déta- cher son cheval, qui était attaché à un arbre; et le tirant après lui par la bride, il suivit dona Theodora, qui monta dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue : la cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui l'accompagnèrent a cheval jusqu'aux portes LE DIABLE BOITEUX. 225 de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena dans la sienne le To- lédan. Il le fit reposer; et après l'avoir bien régalé, il lui de- manda en particulier ce qui ramenait a Valence, et s'il se proposait d'y faire un long séjour. J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui répondit le Tolédan : j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes d'Espa- gne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde j'achèterai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de ces funestes climats. Que dites- vous? répliqua don Fadrique avec surprise : qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr ce que tous les hommes aiment naturellement? Après ce qui m'est arrivé , repartit le Tolédan , mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le quitter pour jamais. Ah! sei- gneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de compassion, que j'ai d'impatience de connaître vos malheurs! si je ne puis soulager vos peines, je suis du moins disposé à les par- tager. Votre physionomie m'a d'abord prévenu pour vous, vos manières me charment, et je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort. C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, répondit le Tolédan; et pour re- connaître en quelque sorte les bontés que vous me témoi- gnez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant tantôt avec don Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne , me fit craindre que dona Theodora ne vous pré- férât votre rival; et j'eus de la joie lorsqu'elle se fut déter- minée en votre faveur. Vous avez, depuis, si bien fortifié cett(> première impression, qu'au lieu de vouloir vous ca- 20 226 LE DIABLE BOITEUX. cher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et Irouve une douceur secrète à vous découvrir mon âme : apprenez donc mes malheurs. Tolède m'a vu naître , et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu, presque dès mon enfance, ceux qui m'ont donné le jour; de manière que je commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon cœur dans le choix que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite , sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos comblions : j'étais charmé de mon bonheur; et pour mieux goûter le plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède. Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de Naxera, dont le château est dans le voi- sinage de ma terre, vint, un jour qu'il chassait, se rafraî- chir chez moi. Il vit ma femme, et en devint amoureux : je le crus du moins; et ce qui acheva de me le persuader, c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement , ce qu'il avait jusque-là fort négligé : il me mit de ses parties de chasse, me fil force présents, et encore plus d'offres de services. Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec mon épouse; et le ciel sans doute m'inspirait cette pensée : effectivement , si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma femme, j'aurais évité tous les mal- heurs qui me sont arrivés; mais la confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot, et tirée d'un état obscur, fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! LE ItlAHLK BOITEUX. •227 que je la connaissais mal! l'ambition el la vanité, qui sont deux choses si naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne. Dès (jue le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement d'un homme que l'on traitait d'Excellence chatouilla son orgueil, et remplit son esprit de fastueuses chimères : elle s'en estima davantage, et m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, ne (il plus que m'altirer ses mépris : elle me regarda comme un mari indigne de sa beauté, el il lui sembla que si ce grand seigneur, qui était épris de ses char- mes, l'eût vue avant son mariage, il n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et séduite par quel- ques présents qui la flattaient, elle se rendit aux secrets empressements du duc. Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de leur intelligence; mais enfin je fus assez mal- heureux pour sortir de mon aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à l'ordinaire , j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne m'attendait pas si tôt : elle venait de recevoir une lettre du duc, et se pré- parait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue : j'en frémis, el voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait; mais elle s'en défendit; de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité : je lirai de son sein, malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles : « Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde en- « trevue? Que vous êtes cruelle de me donner les plus « douces espérances, et «le tant larder à les remplir! Don « Juan va tous les jours à la chasse ou à Tolède : ne de- 228 LE DIABLE BOITEUX. « vrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus « d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi , « madame : songez que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on « désire, c'est un tourment d'en attendre longtemps la pos- « session. » Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage : je mis la main sur ma dague, et, dans mon premier mouvement, je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur : je dissimulai ; je dis à ma femme, avec le moins d'agilalion LE DIABLE BOITEUX. 2>9 qu'il me fut possible : Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc : l'éclat de son rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le faste : je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne m'avez point fait le dernier outrage; c'est pourquoi j'excuse votre indis- crétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la mériter. Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appar- tement, autant pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour cbercher la solitude dont j'a- vais besoin moi-même pour calmer la colère qui m'enflam- mait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant d'avoir à Tolède une affaire de la dernière consé- quence, je dis à ma femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence. Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon dé- part, et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir proûlerde la conjoncture : j'espérais les surprendre ensem- ble; je me promettais une entière vengeance. Néanmoins je fus trompé dans mon attente; loin de re- marquer qu'on se disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus, au contraire , que l'on fermait les portes avec exactitude; et trois jours s'étant écoulés sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait en- fin rompu tout commerce avec son amant. — «H 230 LE DIABLE BOITEUX. Prévenu de celle opinion , je perdis le désir de me ven- ger; el me livrant aux mouvements d'un amour que la co- lère avait suspendu, je courus à l'appartement de ma femme, je l'embrassai avec transport, et lui dis : Madame, je vous rends mon eslime et mon amitié. Je vous avoue que je n'ai point été à Tolède; j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. Vous devez pardonner ce piège à un mari dont la jalousie n'était pas sans fondement; je craignais que votre esprit, séduit par de superbes illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâce au ciel, vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus notre union. Ma femme me parut touchée de ces paroles; et laissant couler quelques pleurs : Que je suis malheureuse, s'écria- t-elle, de vous avoir donné sujet de soupçonner ma fidélité ! J'ai beau détester ce qui vous a si justement irrité contre moi; mes yeux, depuis deux jours, sont vainement ouverts aux larmes; toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles; je ne regagnerai jamais votre confiance. Je vous la redonne, madame, interrompis-je tout attendri de l'af- fliction qu'elle faisait paraître; je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez. En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été si cruellement troublés : ils devin- rent même plus piquants; car ma femme, comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire qu'elle n'en avait jamais pris : je trouvais plus de vivacité dans ses caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin qu'elle m'avait causé. Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée : elle passait le jour auprès de moi; LE DIABLE BOITEUX. 231 cl la nuit, comme j'étais dans un appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour apprendre par elle- même de mes nouvelles : enfin elle montrait une extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais besoin; il semblait que sa vie fût attachée a la mienne. De mon côté, j'étais si sensible à toutes les marques de ten- dresse qu'elle me donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, elles n'é- taient pas aussi sincères que je me l'imaginais. Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre vint me réveiller: Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir vous cacher ce qui se passe dans ce moment chez vous : le duc de Naxera est avec madame. Ml /> Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quel- 232 LE DIABLE BOITEUX. que temps mon valet sans pouvoir lui parler : plus je pen- sais au rapport qu'il me faisait , plus j'avais de peine à le croire véritable. Non, Fabio, m'écriai-je, il n'est pas pos- sible que ma femme soit capable d'une si grande perfidie ! tu n'es point assuré de ce que tu dis. Seigneur, reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter! mais de fausses apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans l'appartement de madame : je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes. A ce discours, je me levai tout furieux ; je pris ma robe de chambre et mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de Fabio, qui portait la lumière. LE MAItLE HOITKIX 233 Au bruit que nous fîmes en entrant, le due, qui était assis sur le lit, se leva, et prenant un pistolet qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira; mais ce fut avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement, et lui enfonçai mon épée dans le cœur. Je m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive : Et toi, lui dis-je, infâme! reçois le prix de toutes tes perfidies. En disant cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son amant. Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, • •t j'avoue que j'aurais pu assez punir une épouse infidèle, sans lui ôler la vie ; mais quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture? Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie; représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les circonstan- ces, toute l'énormilé de sa trahison, et jugez si l'on ne doit point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait! Pour achever celte tragique histoire en deux mots : après avoir pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la bâte; je jugeai bien que je n'avais pas de temps à perdre, que les parents du duc me feraient chercher par toute l'Es- pagne, et que le crédit de ma famille ne pouvant balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger : c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux , et avec tout ce que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité : je pris la roule de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Theodora, qui m'a prié de la suivre et de l'aider à vous séparer. Vprès que le Tolédan eut achevé de parler, don Fadriquc 30 231 LE DIABLE BOITEUX. lui dit : Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera : soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire : vous demeurerez, s'il vous plaît , chez moi, en attendant l'occasion de passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être uni désormais avec vous d'une étroite amitié. Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de re- connaissance, et accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, seigneur don Cleophas, poursuivit Asmodée; ces deux jeunes cavaliers se sentirent tant d'in- clination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma entre eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Py- lade. Avec un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rap- port d'humeur que ce qui plaisait à don Fadrique ne man- quait pas de plaire à don Juan; c'était le même caractère : enfin, ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique surtout était enchanté des manières de son ami : il ne pouvait même s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Theodora. Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours avec indifférence les soins et les assiduités de Men- doce. Il en était très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient enfin loucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou lard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, ne rassurait point le timide Men- doce, qui craignait de ne pouvoir jamais plaire à la veuve de Cimentes. Celte crainte le jeta dans une langueur qui faisait pilié à don Juan; mais don Juan fut bientôt plus à plaindre que lui. LE DIAKU: BOITEUX. 285 Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona Theodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait son ami , il ne songea qu'à la combattre; et persuadé qu'il ne la pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître. il résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes : ainsi , lors- que Mendoee le voulait mener chez elle, il trouvait tou- jours quelque prétexte pour s'en excuser. D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame, qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un jour, qu'elle lui faisait cette question, il lui répondit en souriant que son ami avait ses raisons. El quelles raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona Theo- dora. Madame, repartit Mendoee, comme je voulais au- jourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il faut que je vous révèle pour le justi- fier. Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans cette ville, les moments lui étaient chers. Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rou- gissant la veuve de Cifuentes; il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs amis. Don Fadrique remarqua la rou- geur de doua Theodora; il crut que la vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa conjecture : un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne dé- mêlât ses sentiments, elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien, un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoee quand il n'aurait pas d'abord pris le chauge. 236 LE DIABLE BOITEUX. Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une profonde rêverie : elle sentit alors toute la force de l'inclination qu'elle avait conçue pour don Juan; et la croyant plus mal récompensée qu'elle ne l'était : Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en soupirant, se plaît à enflammer des cœurs qui ne s'accordent pas ! Je n'aime pas don Fadrique, qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon indifférence, ton ami t'en venge assez. A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des amants , vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse, que don Juan était peut- être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire , elle résolut d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se trouver chez elle : il s'y rendit; et quand ils furent tous deux seuls, dona Theodora prit ainsi la parole : Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier a un galant homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan , vous ne venez plus chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre propre mouvement que vous me fuyez ; votre dame vous aura sans doute défendu de me voir. Avouez -le-moi, don Juan , et je vous excuse : je sais que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir à leurs maîtresses. Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma con- duite doit vous étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas LE DIABLE BOITEUX. 297 que je iuejusiiiie : conteniez-vous d'apprendre que j'ai rai- son de vous éviter. Quelle que puisse être celte raison, re- prit dona Theodora tout émue, je veux que vous me la disiez. Hé bien, madame, repartit don Juan, il faut vous obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en voulez savoir. Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait quitter la Castille. En m'éloignanl de Tolède , le cœur plein de ressentiment contre les femmes, je les dé- liais toutes de me jamais surprendre. Dans cette fière dis- position , je m'approchai de Valence ; je vous rencontrai , et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je sou- tins vos premiers regards sans en être troublé ; je vous ai revue même depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de fierté I Vous avez enfin vaincu ma résistance : votre beauté, votre esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer. Voilà, madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire : c'est une fausse confidence que j'ai faite à Men- doce, pour prévenir les soupçons que j'aurais pu lui don- ner, en refusant toujours de vous venir voir avec lui. Ce discours, à quoi dona Theodora ne s'était point atten- due, lui causa une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai qu'elle ne se mil point en peine de la cacher, et qu'au lieu d'armer ses yeux de quelque ri- gueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, et lui dit : Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi vous découvrir le mien : écoutez-moi. Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de rattachement de Mendoce, je menais une vie douce et tran- quille, lorsque le hasard vous fit passer près du bois où nous 238 LE DIABLE BOITEUX. nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez voire secours de très-bonne grâce; et la manière avec laquelle vous sûtes séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous proposâtes pour les accorder me déplut : je ne pouvais, sans beaucoup de peine, me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, je crois que vous aviez un peu de part à ma répugnance : car dans le moment que, forcée par la nécessité, ma bou- che nomma don Fadrique, je sentis que mon cœur se dé- clarait pour l'inconnu. Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous. Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments : je vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois que l'on peut, sans scrupule, découvrir une tendresse innocente à un homme qui n'a que des vues lé- gitimes. Oui , je suis ravie que vous m'aimiez, et j'en rends grâce au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour l'autre. Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan , et lui donner lieu de faire éclater tous les transports de joie et de reconnaissance qu'elle croyait lui avoir in- spirés; mais, au lieu de paraître enchanté des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur. Que vois-je, don Juan? lui dit-elle. Quand, pour vous faire un sort qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, et vous montre une LE DIABLE BOITEUX. M àme charmé.', vous résistez à la joie que iloit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux! Ah! don Juau . quoi étrange effet produisent en vous mes bontés! Kl) ! quel autre effet, madame, répondit tristement le ï'nlédan, peuvent-elles faire sur un cœur comme le mien? Je suis d'autant plus misérable, que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour moi : vous savez quelle tendre amitié nous lie; pour- rais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces espérances? Vous avez trop de délicatesse, dit dona Theo- dora : je n'ai rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend? Oui, madame, répliqua-t-il d'un ton ferme; un ami tel que Mendoce a plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes intérêts sont devenus les siens : les moindres choses qui me regardent ne sauraient échapper à son attention , ou , pour tout dire en un mot, je partage son âme avec vous. Ah! si vous vouliez que je profilasse de vos bontés, il fallait me les laisser voir avant que j'eusse formé les nœuds d'une amitié si forte. Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que comme un rival : mon cœur, en garde contre l'affection qu'il me marquait . n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui tout ce que je lui dois; mais, madame, il n'est plus temps : j'ai reçu tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi 2i0 LE DIABLE BOITEUX. le penchant que j'avais pour lui : la reconnaissance et l'in- clination me lient, et me réduisent enfin à la cruelle né- cessité de renoncer au sort glorieux que vous me présentez. En cet endroit, dona Theodora, qui avait les yeux cou- verls de larmes, prit son mouchoir pour s'essuyer. Celte action troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa constance; il commençait a ne répondre plus de rien. Adieu, madame, LE DIABLE BOITEUX. 2H conlinua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu; il faut vous fuir pour sauver ma vertu , je ne puis soutenir vos pleurs; ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'é- loigner de vous pour jamais, et pleurer la perte de tant de charmes, que mou inexorable amitié veut que je lui sacrifie. En achevant ces paroles, il se relira avec un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à con- server. Après son départ, la veuve de Cifuenles fut agitée de mille mouvements confus : elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'ami- tié, au lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle résolut d'aller dès le lende- main à la campagne pour dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les augmenter; car la solitude est plus propre à for- tifier l'amour qu'à l'affaiblir. Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé dans son appartement pour s'aban- donner en liberté à sa douleur : après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt interrompre sa rêverie; et jugeant à son visage qu'il était indisposé, il en témoigna tant d'inquiétude, que don Juan, pour le rassu- rer, fut obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit aussitôt pour le laisser reposer; mais il sor- tit d'un air si triste, que le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. 0 ciel! dit-il en lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout le malheur de ma vie ! 31 242 LE DIABLE BOITEUX. Le jour suivant , don Fadrique n'élait pas encore levé, qu'on le vint avertir que dona Theodora était partie, avec tout son domestique, pour son château de Villaréal , et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina moins à cause des peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait penser, il en conçut un funeste présage. Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus , que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant : Je viens dissiper l'inquiétude que je vous cause; je me porte assez bien aujourd'hui. Celte bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu de la mauvaise que j'ai reçue. Le Tolédan demanda quelle était celte mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, lui dit : Dona Theodora est partie ce malin pour la campagne, où l'on croit qu'elle sera long- temps. Ce départ m'étonne : pourquoi me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? n'ai-je pas raison d'être alarmé? Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée , et tâcha de lui persuader que dona Theodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce , peu content des raisons que son ami employait pour le rassurer, l'interrompit : Tous ces discours, dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu h dona Theodora : pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon crime. Quoi qu'il en soit , je ne puis demeurer plus longtemps dans l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire préparer des chevaux. Je vous conseille, lui dit LE DIABLE BOITEUX. -IV.i le Tolédan, do ne mener personne avec vous; cet éclair- < -issciucnt se doit faire sans témoin. Don Juan ne saurait èlre de trop, reprit don Fadrique; doua Theodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon cœur : elle vous estime; et loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à l'apaiser en ma faveur. Non, non, Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous èlre utile. Partez tout seul, je vous en conjure. Non, mon cher don Juan, repartit Mendoce, nous irons ensem- ble; j'attends celle complaisance de voire amitié. Quelle tyrannie! s'écria leïolédan d'un air chagrin; pourquoi exi- gez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous accorder? Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont elles avaient été prononcées, le surpri- rent étrangement. Il regarda son ami avec attention : Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop vous contraindre et me gêner; parlez! Qui cause la répu- gnance que vous marquez à m'accompagner? Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan ; mais puisque vous m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je dissimule : cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la conformité de nos affec- tions; elle n'est que trop parfaite : les traits qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona Theodora.... Vous seriez mon rival! interrompit Mendoce en palissant. Dès que j'ai connu mon amour, repartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes : vous le savez; vous m'en avez vous-même fait reproche : je triomphais du moins de ma passion, si je ne pouvais la détruire. Mais hier, cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi 2'i/i »« LE DIABLE BOITEUX. je semblais vouloir l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin, je fus obligé de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai -je? oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trouvai Theodora prévenue pour moi. Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fu- reur à ce discours, et interrompant encore son ami en cet endroit : Arrêtez, don Juan, lui dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous con- tentez pas de m' avouer que vous êtes mon rival, vous m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! quelle confidence vous m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments perfides que vous me déclarez. Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, ma- gnanime , et vous n'êtes qu'un faux ami , puisque vous avez été capable de concevoir un amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu : je le sens d'autant plus vive- ment, qu'il m'est porté par une main... Rendez-moi plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Écoutez-moi, et vous vous repentirez de m'avoir ap- pelé de ce nom odieux. Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes et lui , le tendre aveu qu'elle lui avait fait , et les discours qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta ce qu'il avait ré- pondu à ce discours; et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait évanouir sa fureur. Enfin , ajouta don Juan , l'amitié l'emporta sur l'a- LE DIABLE MITEUX. 2i". mour : je refusai la foi de dona Theodora. Elle en pleura de deuil; mais, grand Dieu! que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! je ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais à me trouver barbare; et pendant quelques instants, Men- doce, mon cœur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pour- tant à ma faiblesse, et je me dérobai, par une prompte fuite, à des larmes si dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger, il faut craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ; je ne veux plus m'exposer aux re- gards de Theodora. Après cela, don Fadrique m'aceusera- t-il encore d'ingratitude et de perfidie? Non, lui répondit Mcndoce en l'embrassant, je vous rends loute votre innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un in- juste reproche au premier transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! devais-je croire que dona Theodora pourrait vous voir longtemps sans vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à la fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma tendresse. Hé quoi ! vous renoncez pour moi à la possession de dona Theodora! Vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en serais pas touché ! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas un effort pour vaincre le mien ! Je dois répondre à votre générosité, don Juan; suivez le penchant qui vous entraîne; épousez la veuve de Cifuentes; que mon cœur, s'il veut, en gémisse; Mendoce vous en presse. Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon bonheur. El le repos de Theo- dora, reprit don Fadrique, vous doit-il être indifférent? Ne nous flattons point : le penchant qu'elle a pour vous décide •2iC LE DIABLE BOITEUX. de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle; quand, pour me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je n'en serais pas mieux : puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne lui plairai jamais ; le ciel n'a réservé celte gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu; elle a pour vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous : recevez donc la main qu'elle vous présente; comblez ses désirs et les vôtres; aban- donnez-moi à mon infortune; et ne faites pas trois mi- sérables , lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du destin. Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter l'écolier, qui lui dit : Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Theodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu'il adore, et dont il est aimé , de peur de rendre un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que tels qu'ils sont. Je demeure d'accord, répondit le Diable, que ce n'est pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si vrai , que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire. Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion; et l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir de Theodora; ils n'osaient plus même prononcer son nom. LE DIABLE BOITEUX. J',7 Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Valence, l'amour, comme pour s'en venger, ré- gnait ailleurs avec tyrannie, et se faisait obéir sans résis- tance. Dona Theodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse a don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour don Fa- drique. In jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de la mer le plaisir de la promenade avee une de ses femmes, elle aperçut une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine ; mais après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de baïonnettes. Elle frémit à leur aspect; et ne tirant pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brus- quement ses pas vers le château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils commençaient à la pour- suivre, elle se mit à courir de toute sa force; mais comme elle ne courait pas si bien qu'Alalante, et que les masques étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la [>orte du château , et l'arrêtèrent. La dame et la fdle qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci, donnant l'alarme au château, tous les valets de dona Theodora accoururent bientôt , armés de fourches et de bâtons. Cependant, deux hommes des plus robustes de 2W LE DIABLE BOITEUX. la troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maî- Iresse et la suivante, les emporlaient vers la chaloupe, tfjtï malgré leur résistance, pendant que les autres faisaient tête aux gens du château , qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les hommes mas- qués exécutèrent heureusement leur entreprise, et rega- gnèrent leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués, qu'ils virent paraître, du côté de Valence, quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, et sem- LE DIABLE BOITEUX. ii'i!) btaient vouloir venir au secours de Theodora. A celte vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que l'empressement des cavaliers fat inutile. Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le pre- mier avait reçu ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans 1 île de Majorque; qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Ci- fuentes, la première fois qu'elle serait dans son cbâteau. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de cham- bre, étaient partis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentai à dona Theodora. Ils avaient décou- vert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres; et soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride pour s'opposer au projet de don Alvaro. Mais, quelque diligence qu'ils pussent l'aire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir. rendant ce temps-là, Alvaro Pouce, fier du succès' de 32 250 LE WAKLE BOITEUX. son audace, s'éloignait de la côle avec sa proie, cl sa cha- loupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait on pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que eelle qu'eurent Mendoee et don Juan. Ils firenl mille imprécations contre don Alvaro, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables (pic vaines. Tous les domesti- ques de Theodora, animés par un si bel exemple, n'épar- gnèrent point les lamentations : tout le rivage retentissait de cris; la fureur, le désespoir, la désolation, régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point dans la coin- de Sparte une si grande consternation. Cil A PI I lï I. XI \ Du démêle 'l'un poPte Ingiquc urec un auteur comique. 'écolier ne pal s'empêcher d'inter- rompre le Diable en cet endroit : Seigocar Asmodee, lui dit-il, il n'y ^* .1 pas moyen de résister à la curiosité Ique j'ai de savoir ce que signifie une chose qui atlire moo aitcntion, mai- gre I»' plaisir :, les petits ^iMiics se liennenl dans les bornes étroite! de l'imitation, sans oser les franchir, à la bonne heure; il \ a de la prudence dans leur timidité : pour moi, j'aime le nouveau, et je liens <|iie, pour émouvoir et ravir les spec- tateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point. Les captives sont donc couchées par terre. Phénix, gou- verneur d'Achille, est avec elles : il les aide à se relever l'une après l'autre; ensuite il commence la prolase par ces vers : l'riam va perdre Hector cl sa superbe ville; Les Grecs ventent venger le compagnon d'Achille, Le lier Agamcmnon , le divin Camélus, Nestor, pareil ;iu\ dieux , le vaillant Eumélus Léente, de la pique adroit à l'exercice, Le nerveux Diomède,el l'éloquent llysso Achille s'y prépare, et déjà ce héros Pousse vers lliiim ses immortels chevaux; l'our arriver plus loi où sa fureur l'entraîne . Ouoique 1*03*1 qui les \oit uc les suive qu'à peine . Il leur dit : Ghers \anthus. iialius, avancez: Kl lorsque vous serez du carnage lassé». Quand les Trayons fuyant rentreront dans leur ville. Regagna notre camp, mais non pas sans Achille. Vmlliii» baisse la tète, et répond par ces mois : \ilnlle. vous scie/ coulent de vos chevaux. lis vont aller au gré de voire impatience; Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance. fanon BU yeux de bond ainsi le l'ail parler. El d'Achille aussitôt le chai semble voler. Les Grecs, en le voyant, de mille CTÎS de joie Soudain font retentir le rivaue de Troie Ce prince, revêtu des armes de Vuleain. Parai) plus éclatant que l'astre du matin. On ici que le soleil, commençant sa carrière . S'élève pour donner au inonde la lumière: Ou brillant comme un feu que le» villageois foni Pendant l'obscure nuit sur le somme! du mont. 250 LE DIABLE BOITEUX. Je m'arrête, a poursuivi l'autour tragique, pour vous laisser respirer un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma versification, et le grand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient, vous suffoqueraient. Remarquez la jus- tesse de cette comparaison : Plus éclatant qu'un feu que les villageois font.... Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, vous en devez être enchanté. Je le suis, sans doute, a répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi, dans votre tragédie, du soin que prenait Thélis de chasser les mouches Iroyennes qui s'approchaient du corps de Patrocle. Ne pensez pas vous en moquer, a répliqué le tragique : un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer; cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers pompeux; je ne le raterai pas, sur ma parole. Tous mes ouvrages, a-l-il continué sans façon , sont mar- qués au bon coin : aussi, quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit; je m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un jour je lisais, à Paris, une tragédie dans une maison où il va tous les jours des beaux-esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passe pas pour un Pradon : la grande comtesse de Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poêle favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la pre- mière scène; elle fut obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que sangloter au troisième; elle se trouva mal au quatrième; et je crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce. Aces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. Ah! LE IHAHLK POTTEUX. 2.">7 que je reconnais bien, dil-il. celle l>onne comtesse à ce lrnit-l:i ! c'est une femme (|m ne petfl souffrir la comédie: < -11*» a lanl d'aversion pour lo comique, qu'elle sort ordinai- rement de sa loge après la grande nièce, pour (importer loule sa douleur. La tragédie est sa belle passion : que l'ouvrage soil bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler dos aiuanls malheureux, vous ries sûr d'attendrir la daine. Franrliement, si je composais des poèmes aérien, je voudrais avoir d'autres approbateurs qu'elle. Oh ! j'en ai d'autres aussi , dit le jtoéle tragique : j'ai l'ap- probation de mille |>ersonnes de qualité, tant mâles que femelles.... Je me défierais encore du suffrage de «es imt- sonnes-là, interrompit l'auteur comique; je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien |K)urquoi? c'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment : cela suffit pour leur faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au contraire, entendent - ils quelques vers dont la platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas davantage pour décrier une lionne pièce. Kli bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du parterre. Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a répliqué l'autre; il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est vrai que, dans la suite, l'impres- sion le désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès. t. est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit 33 258 LE DIABLE BOITEUX. le tragique : on réimprime mes pièees aussi souvent qu'elles sonl représentée». J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies: l'impression découvre leur faiblesse : les comé- dies n'étant que des bagatelles, que de petites productions d'esprit.... Tout beau, monsieur l'auteur tragique, inter- rompit l'autre, tout beau : vous ne songez pas que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la co- médie avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit moins difficile à composer qu'une tra- gédie? Détrompez-vous : il n'est pas plus aisé de faire rire les honnêtes gens, que de les faire pleurer. Sachez qu'un sujet ingénieux, dans les mœurs de la vie ordinaire, ne coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque. Ah ! parbleu , s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de vous entendre parler dans ces termes. Eh bien! monsieur Calidas, pour éviter la dispute, je veux dé- sormais autant estimer vos ouvrages, que je les ai mé- prisés jusqu'ici. Je me soucie fort peu de vos mépris, mon- sieur Giblel , reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je pense des vers que vous venez de me réciter : ils sont ridicules, et les pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sonl pas moins plates. Achille parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent : il y a là-dedans une image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les piller de celte sorte : ils sont, à la vérité, remplis de choses admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez pour faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux. Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué Giblel, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir d'avoir osé critiquer ma scène , je ne LK DIAHLK IMtITKl \. ÏÔ9 vous en lirai |i:is la suiic Je m suis que trop puni d'en avoir entendu le commencement, a reparti Calidas. Il vous sieil bien à vous Je méprise* mes comédies î Apprenez que la [ilus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au- dessus jardin, il chantait une chanson triste en travaillant. Mezzomorto s'arrêta pour l'écouler : il l'ut assez content de sa voix; et s'approchant de lui par curiosité, il lui de- manda comment il se nommait : le Tolédan lui répondit qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos de changer de nom , suivant la coutume des es- ( laves, et il avait pris celui-là, parce qu'ayant continuelle- ment dans l'esprit l'enlèvement de Theodora par Alvaro Ponce, il lui ('-lait venu à la bouche plus tôt qu'un autre. Mezzomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plu- sieurs questions sur les coutumes d'Espagne, et particuliè- rement sur la conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes : à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait. Alvaro, lui dit-il, tu parais avoir de l'esprit, et je ne le crois pas un homme du commun; mais qui que lu puisses être, lu as le bonheur de me plaire, et je veux t'honorer •270 LE DIABLE BOITEUX. de ma confiance. Don Juan, à ces mois, se prosterna aux pieds du dey, et se lova après avoir porlé le bas de sa robe à sa bouche, a ses yeux el ensuite sur sa tête. Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mez- zomorlo, je te dirai que j'ai dans mon sérail les plus belles Femmes de l'Europe. J'en ai une, entre autres, à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand-seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que sou visage soit le soleil rétléchi; et sa taille LE DIABLE BOITEUX. -271 parait rire la lige du rosier planté dans le jardin d'Éram. Tu m'en vois enchanté. , " S "- WIPvSTE .Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tristesse mortelle que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point encore satisfaits; je les ai tou- jours domptés; et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que les plaisirs des sens, je me suis at- taché a gagner son cceur par une complaisance et par des 272 LE DIABLE BOITEUX. respects que le dernier des musulmans aurait honte d'avoir pour une esclave chrétienne. Cependant, tous mes soins ne l'ont qu'aigrir sa mélan- colie, dont l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds : mes regards favorables l'ont bientôt effacée ; celte longue douleur fatigue ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que je fasse un effort encore : je veux me servir de ton entre- mise. Comme l'esclave est chrétienne, et même de ta na- tion, elle pourra prendre de la confiance en toi, et lu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui mon rang et mes richesses : représente-lui que je la distinguerai de toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur d'êlre un jour la femme de Mezzo- morto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une sultane dont Sa Hautesse vou- drait m'offrir la main. Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible pour s'en bien acquitter. C'est assez, répliqua Mezzomorlo , abandonne ton ouvrage et me suis : je vais, contre nos usages, te faire parler en particulier à celte belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance; des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta té- mérité. Tâche de vaincre sa tristesse, et songe que ta li- berté est attachée à la lin de mes souffrances. Don Juan quitla son travail, et suivit le dey, qui avait pris les de- vants pour aller disposer la captive affligée à recevoir son agent. Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître Mezzomorlo. La belle es- clave le salua avec beaucoup de respect , mais elle ne put LE DIABLE BOITEUX 273 s'empêcher de frémir : ce qui lui arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il son aperçut, et pour la rassurer : Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez peut-être bien aise d'entretenir : si vous souhaitez le voir, je lui accorderai la permission de vous parler, et même sans témoin. La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. Je vais vous l'envoyer, reprit le dey : puisse-t-il par ses discours soulager vos ennuis! Kn achevant ces paroles, il sortit; et rencontrant le Tolédan qui arrivait, il lui dit tout bas : Tu peux entrer; et, après que lu auras entretenu la captive, 35 îVi- LE DIABLE BOITEUX. lu viendras dans mon appartement me rendre compte de cet enl retien. Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le regarder fixement; mais, venant lout à coup à s'envisager l'un l'autre avec attention, ils tirent un cri de surprise et de joie. 0 ciel! dit le Tolédan en sapprochant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me séduit? est-ce en effet doua Theodora que je vois? Ah ! don Juan, s'écria la belle esclave, est ce vous qui me par- lez? Oui, madame, répondit-il en baisant tendrement une '7!t par l'offre de lotis mes biens, il me du qu'il m estimait plus que toutes les richesses du monde. Il me lit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique «le son palais; el depuis ce lemps-là il n'a rieu épargné pour bannir la hïs- lesse duui il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un el de l'attire sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il m'a ôlé Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes chagrins; el je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent sans cesse de l'amour de leur maître, et de tous les différents plaisirs qui me sont réservés. Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir pro- duit un effet tout contraire : rien ne peut me consoler. Cap- live dans ce détestable palais, qui retentit tous les jours des 280 LE DIABLE BOITEUX. cris de l'innocence opprimée , je souffre encore moins de la perle de ma liberté que de la lerreur que m'inspire l'o- dieuse lendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé. en lui jusqu'à ce jour qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi , et je crains que , lassé d'un respect qui le gène déjà peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir : je suis agitée sans relâche de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice nouveau. Dona Theodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don Juan en fut pénétré. Ce n'est pas sans rai- son, madame, lui dit-il, que vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte dou- ceur, je ne le sais que trop, et je vois tous les dangers que vous courez. Mais, conlinua-l-il en changeant de ton, je n'en serai point un témoin tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre : avant que Mezzomorto vous ou- trage, je veux enfoncer dans son sein Ah! don Juan, interrompit la veuve de Cimentes, quel projet osez-vous concevoir ! gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette mort serait suivie! Les Turcs ne la venge- raient-ils pas? les tourments les plus effroyables.... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôlant la vie au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezzomorto. C'est à toi , ciel , à montrer ta justice ! tu connais la brutale envie du dey ; tu me défends le fer et le poison; c'est donc à toi de prévenir un crime qui t'offense. Oui, madame, reprit Zarale, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire; ce qui me vient dans l'esprit en LE DIABLE BOITEUX 28! M moment osl sans doute un avis secret qu'il me donne. Le dev ne m'a permis de vous voir que pour vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de noire conversation; il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à soulager vos peines, et que s'il con- tinue, il doit tout espérer : secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve moins triste qu'à l'ordinaire : feignez de prendre quelque sorte de plaisir à ses discours. Quelle contrainte! interrompit doua Theodora. Comment une âme franche et sincère pourra-l-elle se trahir jusque- là, et quel sera le fruit d'une feinte si pénible? Le dey, ré- pondit-il, s'applaudira de ce changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner; pendant ce temps- là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit, dont j'es- père que l'industrie ne nous sera pas inutile. Je vous laisse, poursuivit-il; l'affaire veut de la diligence: nous nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'a- muser par des fables son impétueuse ardeur. Vous, ma- dame , préparez-vous à le recevoir : dissimulez , efforcez- vous; que vos regards, que sa présence blesse, soient désarmés de haine et de rigueur; que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui le flatte : ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut tout promettre pour ne rien accorder. C'est assez, repartit Theodora, je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace m'impose celle cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je tiens de vous ma liberté. Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezzomorlo, se rendit 36 -282 LE DIABLE ROITEUX. auprès do lui. Hé bien! Alvaro, lui dit ce dey avec heau- coup d'émotion, quelles nouvelles m'apportes-tudela belle esclave? l'as-lu disposée à m'écouter? Si lu m'apprends que je ne dois point me flatter de vaincre sa farouche douleur, je jure, par la tête du grand-seigneur, mon maître, quourriez vous lier à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion pour — Quoique rené- gat , interrompit à son tour Francisque, il ne laisse pas d'èlre honnête homme; il nie parait plus digne de pitié que de haine, et je le trouverais excusable, si son crime pou- vait recevoir quelque excuse. Voici son histoire en deux mois : *28i LE MAIJLE BOITEUX. 11 est Datif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il deviendrait plus heureux qu'il n'était. 11 s'embarqua donc pour Carthagène avec sa mère; niais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui les prit, et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un Maure, et lui à un Turc qui le maltraita si fort, qu'il em- brassa le mahomélisme pour finir son cruel esclavage , comme aussi pour procurer la liberté à sa mère , qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le Maure son patron. En effet, s'étanl mis à la solde du hacha, il alla plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa une partie au rachat de sa mère; et, pour faire valoir le reste, il se mit en tête d'écumer la mer pour son compte. Il se fit capitaine, il acheta un petit vaisseau sans pont; et, avec quelques soldats turcs qui voulurent bien se join- dre à lui, il alla croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit enfin en étal d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises considérables : mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une frégate française qui maltraita tellement son vaisseau, qu'il eut de la peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite des pirates par le succès de leurs entre- prises, le renégat tomba par ses disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin : il vendit son vaisseau, et se relira dans une maison hors de la ville, où depuis ce temps-là il vit du bien qui lui reste, avec sa mère, et plusieurs esclaves qui les servent. Je le vais voir souvent : nous avons demeuré ensemble chez le même patron; nous sommes fort amis; il me dé- LE DIABLE BOITEUX. •28.-. couvre ses plus secrètes pensées; et il n'y a pas trois jours qu'il médisait, les larmes aux yeux, qu'il ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa foi; que pour apaiser les remords qui le déchiraient sans re- lâche, il était quelquefois tenté de fouler aux pieds le lur- Itan, et, au hasard d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, le scandale qu'il avait causé ;uix chrétiens. Tel est le renégat a qui je veux m'adresser, continua Francisque; un homme de celle sorte ne vous doit pas èlre suspecl. Je vais sortir, sous prétexte d'aller au bagne : je me rendrai chez lui ; je lui représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être éloigné du sein de l'Église, il doit songer au moyen d'y rentrer; qu'il n'a, pour cet effel, qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce hàlimenl nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théo* don lui donnera de quoi passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone. Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance que l'esclave navarrois lui donnait , vous |>ouvez tout promettre à ce renégat; vous et lui soyez suis d'Un bien récompensés. Mais croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le concevez? Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon esprit, re- partit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi. Alvaro, ajouia-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise, et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous annoncer. Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui revint trois ou quatre heures après, cl qui lui dit : J'ai parlé au renégat, je lui ai proposé notre des- sein ; el après une longue délibération , nous sommes coli- te I <% 286 LE DIABLE BOITEUX venus qu'il achètera un pelit vaisseau lout équipe ; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il engagera douze soldats turcs, de même que s'il avait effectivement envie d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre avec son esquif à une petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le plan de notre entreprise : vous pouvez en instruire la dame esclave , et l'assurer que dans quinze jours , au plus tard, elle sera hors de captivité. Quelle joie pour Zarale d'avoir- une si agréable assurance à donner à dona ïheodora ! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour suivant Mezzomorto; et l'ayant rencontré: Pardonnez-moi, seigneur, lui dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle esclave : êtes-vous plus satisfait?.... J'en suis charmé, interrompit le dey : ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux miens une atten- tion obligeante. C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement; je vois que lu connais bien les femmes de ton pays. Je veux que lu l'entretiennes encore , pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Epuise ton esprit et ion adresse pour hâter mon bonheur, je romprai aussitôt tes chaînes; et je jure , par l'âme de notre grand prophète , que je te renverrai dans ta patrie, chargé de tant de bienfails, que les chrétiens, en le revoyant, ne pourront croire que lu reviennes de l'esclavage. Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezzo- LE DIABLE BOITEUX. 287 iiiorio : il l'oignit d'être sensible à ses promesses; et, sous prétexte d'en vouloir avancer l'accomplissement , il s'om- pressa d'aller voir la belle esclave. Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient étaient occu- pées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrois et le renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur avaient élé laites. Ce lut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes mesures pour sa délivrance. Ksi -il possible, s'écria-t-elle dans l'excès de sa joie, qu'il me soit permis d'espérer de revoir encore Valence , ma chère patrie! Quel bonheur, après tant de périls et d'alar- mes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que cotte pensée m'est agréable! en partagez-vous le plaisir avec moi? songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui enlevez? Hélas! répondit Zarate, eu poussant un profond soupir, que ces paroles ilatleuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant malheureux n'y venait point mêler une. amertume qui en corrompt toute la douceur ! Pardonnez-moi, madame, cette délicatesse; avouez même que Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il eg| sorti de Valence, qu'il a perdu la liberté; et je ne doute |>oinl qu'à Tunis il ne soit moins accablé du poids de ses (haines, que du désespoir de ne vous avoir pas vengée. Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Theo- dora : je prends le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi ; je ressens vivement les peines que je lui cause : mais, par un cruel effet de la malignité des astres, mon cœur M saurait être le prix de ses services. Cette conversation fut interrompue par l'arrivée de deux vieilles qui servaient la veuve de Cimentes. Don Juan chan- gea de discours; et faisant le personnage du confident du 288 LE DIABLE BOITEUX. dey : Oui, charmante esclave, dit-il à Theodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les lors. Mezzomorto, votre maître et le mien , le plus amoureux et le plus aima- ble de tous les Turcs, est très-content de vous; continuez a le traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs. Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut compris que par cette dame. Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque tout équipé, et il faisait les prépa- ratifs du départ; mais, six jours avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles alarmes. Mezzomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer LE DIABLE BOITEUX. 289 dans son cabinet : Alvaro. lui dit-il, lu es libre, lu partiras quand tu voudras pour t'en retourner en Espagne: les pré- sents (|iir je l ai promis sont prêts. J'ai vu la belle esclave aujourd'hui : c|u'elle m'a paru différente do celte personne dont la ImtefiM me faisait tant de peine! chaque jour le sentiment de sa captivité s'affaiblit; je l'ai trouvée si char- mante, que je viens do prendre la résolution de l'épouser : elle sera ma femme dans deux jours. Don Juan changea de couleur à ces paroles; et, quelque effort qu'il fit pour se contraindre , il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey, qui lui en demanda la cause. Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman veuille s'abaisser jusqu'à épomor une esclave : je sais bien que cela n'est pas sans exemple parmi vous; mais enfin, l'illustre Mezzomorto, «lui |>eut prétendre aux filles des premiers officiers de la Porte J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même aspirer à la fille du grand-vizir, et me flatter de succéder à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses, et peu d'ambition. Je préfère le rc|>os et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux honneur où nous ne sommes pas plutôt montés, que la crainte des sultans ou la jalousie des envieux qui les ap- prochent nous en précipite : d'ailleurs, j'aime mon es- clave, et sa beauté la rend assez digne du rang où ma ten- dresse l'appelle. Mais il faut, ajouta-l-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois- tu que des préjugés ridicules le lui fassent mépriser? Non, seigneur, repartit don Juan; je suis persuadé qu'elle sacri- fiera tout à un rang si lieau. Permettez-moi pourtant de 37 290 LE DIABLE BOITEUX. voirs dire que vous ne devez point l'épouser brusquement; ne précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quit- ter une religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolle d'abord; donnez-lui le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu de la déshonorer, et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de vos captives , vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de gloire , sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre dessein. Le dey demeura quelque temps rêveur, le délai que son confident lui proposait n'était guère de son goût; néan- moins le conseil lui parut fort judicieux. Je cède à tes rai- sons, Alvaro, lui dit-il, quelque impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit jours : va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro, qui m'a si bien servi auprès d'elle , ait l'honneur de lui offrir ma main. Don Juan courut à l'appartement de Theodora, et l'in- struisit de ce qui venait de se passer entre Mezzomorlo et lui, afin qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de quelle ma- nière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner l'escalier étaient bien fermées : C'est ce qui doit peu vous embarrasser, madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur le jardin; c'est par là que vous descendrez avec une échelle que j'aurai soin de vous fournir. En effet, les six jours s'élant écoulés, Francisque avertit le Tolédan que le renégat se préparait à partir la nuit pro- LE DIAKLK IJOITKI \ 291 chainc : vous jugez bien qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Klle arriva enfin, et, pour comble de bon- beur, elle devint très-obscure. Dès que le moment d'exé- cuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'obser- vait, et qui descendit aussitôt avec beaucoup d'empresse- ment et d'agitation; ensuite elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du jardin qui ouvrait sur la mer. Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance le plaisir de se voir hors d'esclavage; mais la fortune, avec qui ces amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils auraient le moins prévu. •100 LE DIABLE BOITEUX. Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour s'approcher de l'esquif qui les attendait, lors- qu'un homme, qu'ils prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune défiance, vint tout droit à don Juan, l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein : Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don Fa- drique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur; tu ne mérites point que je t'attaque en brave homme. LeTolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre; et en même temps dona Theodora, qu'il soute- nait, saisie à la fois d'élonnement, de douleur et d'eflroi, tomba évanouie d'un autre côté. Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait! c'est votre ami que vous venez de percer. Juste ciel! reprit don Fadrique, serait-il bien possible que j'eusse assassiné?.... Je vous pardonne ma mort , interrompit Zarale ; le destin seul en est coupable , ou plutôt il a voulu par là finir nos malheurs. Oui , mon cher Mendoce , je meurs content , puisque je remets entre LE DIABLE BOITEUX. vos mains dona Théodore, qui peut vous assurer que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie. Trop générera ami, dit don Fadrique, emporté |>ar un mouvement de désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va punir voire assassin : si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle ne saurait m'en consoler. A ces mots, il tourna la pointe de son épée con- tre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait, que surpris de la fureur de son ami. Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'es- clave Àlvaro, furent fort étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa dernière action. Ils 29i LE DIABLE BOITEUX. connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru : alors ils s'empressèrent à les secourir; mais les trou- vant sans sentiment, aussi bien que Theodora, qui était toujours évanouie, ils ne savaient quel parti prendre. Fran- cisque était d'avis que l'on se contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion ; il dit qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment. Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter, le renégat et le Navarrois, à l'aide de quelques esclaves, portèrent dans l'esquif la malheureuse veuve de ff s-s^ '■' V 0> Cifuenles avec ses deux amants, encore plus infortunés LE DIABLE BOITEIX. 295 qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur vaisseau , où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les voiles, pendant que les autres, à genoux sur le lillac, im- ploraient la faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezzomorlo. Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la man- œuvre un esclave français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à dona ïheodora : il lui ren- dit l'usage de ses sens, et fit si bien, par ses remèdes, que don Fadrique et le Tolétlan reprirent aussi leurs esprits. La veuve de Cifuenles, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut fort étonnée de trouver là Men- doce; et quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un hommequ'elle aimait. C'était la chose du monde la plus louchante que de voil- ées trois personnes revenues à elles-mêmes : l'état d'où l'on venait de les tirer, quoique semblable à la mort, n'é- tait pas si digne de pitié. Dona Theodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir; et les deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de profonds soupirs. Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuenles : Madame, lui dit-il, avant que de mourir j'ai la satisfaction de vous voir hors d'esclavage; plût au ciel que vous me dussiez la liberté I mais il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous ché- rissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je sou- haite que le coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de votre reconnaissance. La dame •296 LE DIABLE BOITEUX. ne répondit rien à ce discours. Loin d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'étal où était le Tolédan. Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. Il commença par celle de Zarale; il ne la trouva pas dangereuse , parce que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua l'af- fliction de Theodora. et causa beaucoup de joie à don Fa- drique, qui, tournant la tète vers celte dame : Je suis con- tent, lui dit-il; j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril : je ne mourrai point chargé de voire haine. Il prononça ces paroles d'un air si louchant, que la veuve de Cimentes en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre LE IHMU.K BOITEUX. •2!»7 pour don Juau, elle cessa de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait toule sa pitié: Ah! Mendoce, lui répondit-elle, emportée par un transport généreux , souffrez que l'on panse voire blessure; elle n'esl peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir de vos jours : vivez; si je ne puis vous rendre heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion et par amitié pour vous je retiendrai la main que je voulais donner à don Juan; je vous fais le même sacrifice qu il vous a l'ail. Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en parlant il n'irritât son mal , l'obligea de se laire, et visita sa plaie : elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie supérieure du pou- mon : ce qu'il jugeait par une hémorrhagie ou perte de sang, dont la suile était à craindre. D'abord qu'il eut mis le premier appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur deux petits lils l'un auprès de l'au- tre, et emmena ailleurs dona Theodora, dont il jugea «pie la présence leur pouvait être nuisible. Malgré toutes ces précaui ions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin de la journée l'héinorrhagic augmenta. Le chi- rurgien lui déclara alors que le mal était sans remède , ei l'avertit que, s'il avait quelque chose à dire à son ami ou à dona Theodora, il n'avait point de temps à perdre. Celte nouvelle causa une étrange émolion au Tolédan : pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuenles, qui se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à représenter. File avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de violence, que Mendoce en fut fort agité. Ma- dame, lui dit-il. je ne vaux pas ces précieuses larmes que vous répandez; arrèlez-les, de grâce, pour m'écouter un 38 208 LE DIABLK BOITEUX» moment. Je vous bis la même prière, mon cher Zaratc, ajoula-l-il en remarquant la vive douleur que son ami fai- sait éclater; je sais bien que cette séparation vous doit cire rude : votre amitié m'est trop connue pour en douter; mais attendez l'un et l'autre que ma mort soit arrivée pour l'ho- norer de tant de marques de tendresse et de pitié. Suspendez jusque là votre affliction; je la sens plus que la perle de ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su celle nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre don Juan pour don Alvaro : je vais vous en instruire, si le peu de temps qui me reste encore à vivre me permet de vous don- ner ce triste éclaircissement. Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eut quitté celui où j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous allaqua : il se rendit maîlre du vaisseau de Tunis, et nous mil à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis qu'on me donna, qu'à Bar- celone il y avait des frères de la Rédemption qui se prépa- raient à faire voile vers Alger, je m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur, don Fran- cisco de Mendoce, mon oncle, d'employer lout le crédit qu'il peut avoir à la cour d'Espagne, pour obtenir la grâce de Zarale, que j'avais dessein de ramener avec moi, et de faire rentrer dans ses biens, qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera. Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux (jue fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les par- courir tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. Je lencontrai le renégat catalan, à qui ce navire appartient : LE DIABLE BOITEUX. -jv.i je le i <( onnus pour un homme <|iii avait autrefois servi mon oncle. Je loi dis le molif île mon Voyage, (H le priai de vou- loir faire une exacte recherche de mou ami. Je suis lâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous èlre ulile; je dois partir d'Alger, cette nuit, avec une dame de Valence, qui est es- clave du dev. Kl comment appelez-vous celte dame? lui dis-je. Il repartit qu'elle se nommait Theodora. La surprise que je lis paraître à cette nouvelle apprit par avance au renégat que je m'intéressais pour celle dame. Il nie découvrit h- dessein qu'il avait forme pour la tirer d'es- clavage; et comme en son récit il lit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point »pie ce ne lui Alvaro PonCC lui- même. Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au renégat : donnez-moi les moyens de me venger «le mon ennemi. Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais comptez-moi auparavant le sujet .in« coplt. .eux ^r v • fflî f T Jjçj bservons d'abord celle troupe de 5| gueux que vous voyez déjà dans la ^ rue. Ce sont des libertins, la plupart fa, de bonne famille, qui vivent en com- Uf*, munnuté comme des moines, et pas- sent presque toutes les nuits à faire t&l la débauche dans leur maison, où il y a loujours une ample provision de pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller jouer leurs rôles dans les église»; et ce soir ils se rassembleront pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent 320 LE DIABLE BOITEUX. pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié : les coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour. Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps et semble marcher avec tant de peine, qu'à chaque pas vous diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air dé- crépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il pas- serait un daim h la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de cour. Et l'autre , qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ces tristes accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage pour lui apporter un maravédis. Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pau- vreté, attraper l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux , quoique Espagnols , qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire! Que vois-je dans la rue? interrompit don Cleophas. Qui est cette femme chargée de médailles, que conduit un la- quais, et qui marche avec précipitation? elle a sans doute quelque affaire fort pressante? Oui certainement, répondit le Diable : c'est une vénérable matrone qui court à une mai- son où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle il y a deux LE DIABLE BOITEUX. ■\2\ cavaliers bien embarrassés. L'un est le mari, el l'autre un homme de condition, qui s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches îles femmes de théâtre ressemblent à celles d'AIcmène : il y a toujours un Jupiter el un Amphitryon qui sont auteurs du part. Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa ca- rabine, que c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux des environs de Madrid? cepen- dant il n'a aucune envie de prendre le divertissement de la chasse : il est occupé d'un autre dessein; il va gagner un village où il se déguisera en paysan pour s'introduire, sous cet habit, dans une ferme où est sa maîtresse, sous la con- duite d'une mère sévère et vigilante. Ce jeune bachelier, qui passe et marche à pas précipités, a coutume d'aller tous les malins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son oncle, el dont il couche en joue la pré- bende. Regardez, dans celte maison vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose à sortir, c'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez sérieuse inquiète. Il a une fdle unique à marier; il ne sait s'il doit la donner à un jeune procureur qui la recherche , ou bien à un fier hidalgo qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et, dans le fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous les meubles. Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre de brocart rouge à fleurs d'or : c'est un bel esprit qui fait le seigneur on dépit de sa basse origine. H y a dix ans qu'il n'avait pas vingt mara- vidis. et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il 322 LE DIABLE BOITEUX. a un équipage très-joli; mais il en mbat l'entretien sur sa table, dont la frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son particulier : il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des conseillers d'é- tat; et, pour cet effet, il vient d'envoyer chercher un pâ- tissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou, après quoi il écrira sur des caries les services dont ils seront convenus. Vous me parlez là d'un grand crasseux! dit Zambullo. Hé, mais! répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement deviennent avares ou prodigues : c'est la règle. Apprenez-moi , dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait. Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous re- marquez là mérite bien votre attention. Celle femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son douaire, et voit très-bonne compagnie ; et le jeune homme qui est avec elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve. Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne , il a promis à la veuve de l'épouser : il lui a même fait un dédit de trois mille pisloles; mais il est tra- versé dans ses amours par ses parents, qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec l'Alle- mande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le ga- lant, mortifié de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin , lui en demanda la cause : il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions qu'il au- rait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fer- meté, et ils se séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre. LE IMA1SLK BOITEUX. :m Monsalve est revenu ce malin : il ;i trouvé la dame à sa toilette, ci il s'est mis sur nouveaux liais à l'entretenir de son amour. Pendant la conversation, l'Allemande a ûté ses papillotes; le cavalier en a pris une sans réllex ion, l'a dé- pliée, et y voyant de son écriture: Comment donc, ma- dame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous laites des billets doux qu'on vous envoie? Oui, Monsalve, a-t-ellr répondu; vous voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épooser en dépil de leurs familles; 314 LE DIABLE BOITEUX. j'en fais des papillotes. Quand le cavalier a reconnu (pie c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il lui jure de nouveau une éternelle fidélité. Jetez les yeux, poursuivit le Diable, sur ce grand homme sec qui passe au-dessous de nous : il a un grand registre sous son bras, une écritoire pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos. Ce personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original. Il est certain, reprit le Démon , que c'est un mortel assez singulier. Il y a des" philosophes cyniques en Espagne : en voilà un. Il va vers le Buen-Reliro, se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à jouer de la gui- tare et à faire des réflexions qu'il écrira sur son registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons avec un morceau de pain : telle est la vie sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène : Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des oignons, ce philosophe moderne lui répondrait : Je ferais ma cour aux grands aussi bien que toi , si je voulais abaisser un homme jusqu'à le faire ramper devant un autre homme. En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs : ils lui firent même sa fortune; mais, ayant senti que leur amitié n'était pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui : il a même donné presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement ré- servé de quoi vivre de la manière qu'il vit : car il ne lui paraît pas moins honteux pour un philosophe d'aller men- LK DIABLK BOITEUX. :t2ô dier son pain parmi le peuple que chez les grands seigneurs. Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, el que vous voyez accompagné d'un chien : il peut se vanter d'être d'une des meilleures maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant des fêles su- perbes aux naissances, aux mariages des princes et prin- cesses, en un mol, à chaque occasion qu'a eue l'Espagne de faire des réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné: un seul lui est resté fidèle, c'est son chien. 326 LE DIAULE BOITEUX. Diles-moi, seigneur Diable, s'écria Leandro Perez, à qui appartient cet équipage que je vois arrêté devant une niai- son? C'est, répondit le Démon, le carrosse d'un riche con- lador qui va tous les matins dans cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité : dans la fureur que lui causa celte nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de re- proches et de menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de prendre : au lieu d'avoir l'im- prudence de nier le fait, elle a mandé ce matin au tréso- rier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit plus la regarder qu'avec mépris , puisqu'elle a été capable de trahir un si galant homme ; qu'elle reconnaît sa faute , qu'elle la déteste; et que, pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux dont il sait bien qu'elle est idolâtre; enfin qu'elle est dans la résolution d'aller dans une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence. Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus re- mords de sa maîtresse : il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle; il l'a trouvée dans les pleurs; et cette bonne co- médienne a si bien joué son rôle, qu'il vient de lui par- donner le passé; il fera plus : pour la consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet en ce moment de la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de cam- pagne qui est actuellement à vendre auprès de IEscurial. Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'a- perçois déjà un cavalier qui entre chez un traiteur. Ce ca- valier, reprit Asmodée , est un garçon de famille qui a la rage d'écrire, et de vouloir absolument passer pour auteur; il ne manque pas d'esprit : il en a même assez pour criti- quer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a point assez pour en composer un raisonnable. Il en- LE DIABLE BOITEUX. .127 In chez le iraileur pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre comédiens qu'il veul engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon . qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie. A propos d'auteurs, conlinua-t-il, en voilà deux qui rencontrent dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur : ils se méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement que le poêle Crispions, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et l'autre em- ploie bien du temps à faire des ouvrages (ro'ds et insipides. Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette église? dit Zamhullo. C'est, répondit le boiteux, un personnage digne d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat il sortit de son couvent, reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes. On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une riche douai- rière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor. Vous sa- vez ce qui en est, interrompit don Cleophas. Oh! pour cela oui, repartit le Démon, et je vais vous révéler le mystère. Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant dans son jardin une profonde fosse pour y planter uu arbre, il aperçut une cassette de cuivre qu'il ouvrit : il y avait dedans une boîte d'or qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le re- ligieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas déjuger qu'il venait de faire un bon coup.de filet; et prenant aussitôt le parti que prend, dans une comédie 3-28 LE DIABLE BOITEUX. de Piaule, ce Gripus qui renonce à la pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui lui donne un beau rang dans la société civile. CIIAIMTHK XVIII. I> i|nc- le DiaMf Ml encan IHMrgitr i il'Hi i.lriiph .,- i. faut , poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il pas- sera toute la journée à jouer aux échecs. Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades, il n'en a point; et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas les plus mauvais pour eux. V-2 330 LE DIABLE BOITEUX. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de valet, qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'en- tend , lui apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de qualité, de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve prend tout cela au pied de la lettre , et notre joueur d'échecs est sur le point de gagner la partie. Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous som- mes; je ne veux point passer outre sans vous faire remar- quer les personnes qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements; qu'y découvrez- vous? J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en vois quel- ques-unes qui se lèvent , et d'autres qui sont déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! Je m'imagine LE DIABLE BOITEUX. 131 voir les nymphes do Diane, telles que les poètes nous les représentent. Si ees femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits des nymphes de Diane, elles n'en ont assuré- ment pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs chà- leaux, elles attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait faire mettre devant celle maison des balises, comme on en met dans les rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher. Je ne vous demande pas, dit Leandro Percz. où vont ces seigneurs que je vois dans leurs carrosses : ils vont sans doute au lever du roi. Vous l'avez dit, reprit le Diable : et si vous voulez y aller aussi, je vous y conduirai; nous fe- rons là quelques remarques réjouissantes. Vous ne pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable , répliqua Zam- bullo; je m'en fais par avance un grand plaisir. Alors le Démon, prompt à satisfaire don Cleophas, l'em- porta vers le palais du roi; mais, avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des manœuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était un portail d'église qu'ils faisaient. Non, lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez. Cependant, quand ils relèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus. Que me dites-vous? s'écria Leandro; quelle idée vous me donnez de ces deux vers! je meurs d'envie de les sa- voir. Les voici, reprit le Démon; préparez-vous à les ad- mirer. 3,12 LE DIABLE BOITEUX. Quàm béni Mercurius nunc ment» vendit opimus . Momtis nbi fuluos vtndidit unie sales! Il y a dans ces deux vers un jeu de mois le plus joli du inonde. Je n'en sens point encore toute la beauté, dit l'é- colier; je ne sais pas bien ce que signifient ces fatuos sales. Vous ignorez donc, repartit le Diable, que la place où l'on bâtit ce marché, pour y vendre des denrées, fut autrefois un collège de moines qui enseignaient à la jeunesse les hu- manités? Les régents de ce collège y faisaient représenter par leurs écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser jusqu'aux prétérits et aux supins. Oh! ne m'en dites pas davantage , interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de collèges. L'inscription me paraît admirable. A peine Asmodée et don Cleophas furent-ils sur l'esca- lier du palais du roi , qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le Diable faisait le nomenclaleur : Voilà, disait-il à Leandro Perez, en les lui montrant du doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de la Puebla d'Elleréna ; voici le marquis de Castro Fuesle; celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci le comte de Villa Hombrosa. Il ne se contentait pas de les nommer, il faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque trait satirique : il leur donnait à chacun son lardon. Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa pro- tection, il vous l'accorde généreusement, et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un homme qui aime tant à faire LE DIABLE MITEUX. 333 plaisir ait la mémoire si courte, qu'un quart d'heure après <|ue vous lui avez parlé il oublie ce que vous lui avez dit. Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des sei- gneurs de la cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses pareils, différent de lui-même d'un mo- ment à un autre : il n'y a point de caprice, point d'iné- galité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paie pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne, ni les services qu'on lui rend; mais, par malheur, il est trop lent à les reconnaît re. Il laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien acheté lorsqu'on l'a obtenu. Après que le Démon eut fait connaître à l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une salle où il y avait des hommes de toutes sortes de conditions, et particulièrement tant de chevaliers, que don Cleophas s'écria : Que de che- valiers! parbleu, il faut qu'il y en ait bien en Espagne! Je vous en réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surpre- nant , puisque, pour être chevalier de Saint-Jacques ou de Calalrava , il n'est pas nécessaire , comme autrefois pour devenir chevalier romain , d'avoir vingt-cinq mille écus de patrimoine : aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien mêlée. Envisagez, continua- t-il, la mine plate qui est derrière vous. Parlez plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend. Non. non, répondit le Diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet pas qu'on nous entende. RegarJez celle figure-là : c'est un Catalan qui revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des ac- tions prodigieuses de valeur. Il va ce malin présenter au roi un placel , par lequel il demande certain poste pour ré- 33'» LE DIABLE BOITEUX. compense de ses services; mais je «Joule fort qu'il l'ob- tienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au premier ministre. Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Leandro Pe- rez, un gros et grand homme qui paraît faire l'important : à juger de sa condition par l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche seigneur. Ce n'est rien moins que cela, repartit Asmodée : c'est un hi- dalgo des plus pauvres, qui, pour subsister, donne a jouer sous la protection d'un grand. Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse observer. C'est celui que vous voyez qui s'entre- tient auprès de la première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi : je vais vous en faire le dé- tail. H y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux auteurs castillans : ils le trouvèrent plein d'expressions irop hardies et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette production singulière : ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole. Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était effectivement répréhensible, et d'au- tant plus dangereux, qu'il était plus brillant. Sur leur rap- port, voici de quelle manière le roi a décidé : il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne com- poseront plus de livres a l'avenir, et que même, pour mieux conserver la pureté de la langue castillane, ces académi- LK DIABLK ÎKUTKIX 335 rions ne pourroni être remplacés après leur mort que par des personnes de la première qnali'.é. Celte décision est merveilleuse, s'écria Zamhulk) en riant : les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à craindre. Pardonnez-moi , repartit le Démon : les auteurs ennemis de Celte noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont pas tous de l'académie de Tolède. Don Cleophas fut curieux d'apprendre qui était le cava- lier habillé de velours gris-blanc, qu'il voyait en conver- sation avec te licencié, ("est. lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde espagnole; je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, pour vous faire juger de son esprit, vous citer une repartie qu'il fit hier h une dame en fort bonne compagnie; mais, pour l'intelli- gence de ce bon mot, il faut savoir qu'il a un frère nommé 33(i LE DIARLE BOITEUX. don André de Prada, qui élait, il y a quelques années, of- ficier comme lui dans le même corps. Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don André, et lui dil : Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais nos familles sont diffé- rentes. Je sais que vous êtes d'une des meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas riche. Moi , je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y au- rait-il pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse? Don André répondit que oui. Cela étant, ré- pliqua le fermier, si vous voulez me les communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui tra- vaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De mon côté, par reconnaissance, je vous ferai pré- sent de trente mille pisloles. Sommes- nous d'accord? Don André fut ébloui de la somme : il accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit depuis ce temps-là. Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce jeune officier, lui de- manda s'il n'était pas parent de ce fermier. Non, madame, lui répondit-il ; je n'ai pas cet honneur-là : c'est mon frère. L'écolier fil un éclat de rire à cette repartie, qui lui pa- rut des plus plaisantes. Puis, apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un courtisan, il s'écria : Hé, bon Dieu ! que ce petit homme , qui suit ce seigneur, lui fait de révérences! Il a sans doute quelque grâce à lui demander. Ce que vous remarquez là, reprit le Diable, vaut bien la peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit I 1 1MAHLK BOITEUX. 337 homme est un honnête bourgeois qui a une tuez belle maison de campagne aux environs de Madrid, dans un en- droit où il y a dos eaux minérales qui sont en réputation. Il a prêté sans intérêt celte maison pour trois mois a ce seigneur, qui y a été prendre les eaux : le bourgeois, en ce moment, prie très-alTectueusemenl ledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en présente, et le sei- gneur refuse fort poliment de lui rendre service. Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu excessivement riche en peu de temps, par la science des nombres : il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et l'abondance. Il a un équipage pour lui , un pour sa femme, et un autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même, ces jours passés, et paya, argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait mar- chandé, et trouvé trop cher. Quelle insolence! dit Leandro. In Turc qui verrait ce drôle- là dans un état si florissant, ne manquerait pas de le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de fortune. J'ignore l'avenir, dit Asmodée; mais je ne puis m'empêeher de penser comme un Turc. Ah! qu'est-ce que je vois? continua le Démon avec sur- prise. Peu s'en faut que je ne doute du rapport de mes \eux! Je démêle dans celte salle un poëte qui n'y devrait pas èlre. Comment ose-t-il se montrer ici, après avoir fait des vers qui offensent des grands seigneurs espagnols? il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui. Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur un écuyei . Remarquez comme, par con- sidérai ion. tout le monde se range pour lui faire place. C'est 338 LE DIABLE BOITEUX. le seigneur don Joseph de Reynasle el Ayala , grand juge de police : il vient rendre comple au roi de ce qui est ar- rivé cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration. Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien. Il serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent que par humeur el par impé- tuosité; il ne fera point arrêter un homme sur le simple rapport d'un alguazil , d'un secrétaire ou d'un commis. Il LE MABLB BOlTEl \ 339 s;iit trop bien quo ces sortes île gens, pour la plapart, ont l'âme venait*, et sont capables de faire un honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfer mer un accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ail démêlé la rente. Aussi n'envoie-t-il jamais des inno- cents dans les prisons; il n'y fait mettre que des coupables: encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes ri- gueurs des lois. Le beau caractère! s'écria Leandro; l'aimable mortel! Je serais curieux de l'entendre parler au roi. Je suis bien mor- tifié, répondit le Diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau désir, sans m'exposer à re- cevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de m'introduire auprès des souverains : ce serait empiéter sur les droits de Lévialhan, de Belphégor et d'Astaroth. Je vous l'ai déjà dit, ces trois esprits sont en possession d'obséder les prin- ( es. Il est défendu aux autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je pensais, lorsque je me suis avisé de vous amener ici : c'est avoir fait, je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables m'aperce- vaient, ils vieilliraient avec fureur fondre sur moi; et, entre nous, je ne serais pas le plus fort. Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce palais; j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos confrères, sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie, je crois que vous n'en seriez guère mieux. Non, sans doute, ré- pondit Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les leurs. Mais , ajoula-t-il , pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas entrer dans le cabinet de votre grand monarque, 340 LE DIABLE BOITEUX. je vais vous procurer un plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez. En achevant ces paroles, il prit par la main don Cleophas, el fendit avec lui les airs du côté de la Merci. CH WMTIU. \l\ Dei Captifs. ' ^ i.s s'arrêtèrent Ions deux sur une ■maison voisine de ce monastère, à la porte duquel il y avait un grand ■encours de personnes de l'un et de l'autre sexe. Que de monde! dit .candio Perez. Quelle cérémonie as- emble ici tout le peuple? C'est, ré- pondit le Démon, One cérémonie que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se lasse à Madrid de temps en temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver dans on moment : ils reviennent d'Alger, où les pères de la Rédemption les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se remplir de spectateurs. 3*2 LE DIA1JLE BOUEUX. Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas élé jus- qu'ici fort curieux de voir un semblable spectacle; et si c'est là celui que votre seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas tant m'en faire fête. Je vous connais trop bien, repartit le Diable, pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que d'observer des misérables; mais, quand vous saurez qu'en vous les faisant considérer, j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver quelques autres à leur retour chez eux, je suis persuadé que vous ne serez pas fâché que je vous donne ce divertissement. Oh! pour cela non, reprit l'écolier : ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir de tenir votre pro- messe. Pendant qu'ils s'entretenaient de celle sorle, ils enten- dirent loul à coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs qui marchaient en cet ordre. Ils allaient à pied, deux à deux, sous leurs babils d'esclaves, el cha- cun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre de religieux de la Merci, qui avaient élé au-devant d'eux, LE DIABLE BOITEUX. 343 les précédaient, moulés sur dos mules caparaçonnées d'é- ïamine noire, comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pores portail l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient :i la tète; les vieux les suivaient : derrière ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, un reli- gieux du même ordre que les premiers, lequel avait lotit l'air d'un prophète. Aussi élait-ce le chef de la mission. Il s attirait les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse espagnol la joie inexprima- ble qu'il ressentait de ramener tant de chrétiens dans leur patrie. Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir recouvre1 la liberté. S'il y en a qui se réjouis- sent d'être sur le point de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre «pie, pendant leur ab- sence, il ne soit arrivé dans leurs familles des événements plus cruels pour eux que l'esclavage. Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir été dix ans dans la servitude des Turcs, sans recevoir aucune nouvelle de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, ei mire de cinq enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un mar- chand de laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire, il y a près de quatre lustres. Il appréhende que, depuis tant d'années, sa famille n'ait changé de face, et sa crainte n'est pas sans fondement : son père et sa mère sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mauvaise conduite. J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade. Le captif que vous regardez, répondit le Dia- 3H LE DIABLE BOITEUX. ble, a grand sujet d'êlre joyeux de sa délivrance; il sait qu'une tante, dont il est unique héritier, vient de mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante : cela l'occupe bien agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui remarquez. 11 n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté : une cruelle inquiétude l'agite sans re- lâche, et en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été iné- branlable. Et a-l-il été longtemps esclave? dit Zambullo. Dix-huit mois, répondit Asmodée. Oh! parbleu, répliqua Leandro Perez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance de sa daine à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer. C'est ce qui vous trompe, repartit le boiteux : sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant. Diriez-vous, continua le Démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable; et vous voyez, dans celte figure hideuse, le héros d'une his- toire assez singulière que je vais vous conter. Ce grand garçon se nomme Eabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello. gros bourg du royaume de Léon, mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'adminis- tration lut confiée à un de ses oncles, qui avait de la pro- bité. Fabricio acheva ses études déjà commencées à Sala- manque : il y apprit ensuite à monter à cheval et à faire LE DIABLE BOITLTX 3V5 des armes: 60 00 mol, il M négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favora- blement de ilona Htpolita, sœur d'un petit gentilhomme qui avad sa chaumière à deux portées d'escopelle deCinquello. Celle dame était parfaitement belle, el à peu près de l'âge de Fabricio, qui, l'avant vue dès son enfance, avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait, l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolila. de son côté, s'était hien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup d'attention : elle était d'une iierlé insupportable, aussi hien que son frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être 346 LE DIABLE BOITEUX. pas son pareil en Espagne pour êlre gueux et entêté de sa noblesse. Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, a parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses facultés ne lui per- missent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, el de plus, il y avait une femme maure auprès de sa sœur. C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le bourg, les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi lout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune , qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait, lors- qu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race ; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage. Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolila. Fabricio le savait bien, et, pour s'insinuer auprès de deux personnes si allières , il prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eût l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil , il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait : néanmoins, son ingénieuse générosité trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. Seigneur, dit-il un jour en particulier LE DIABLE BOITEUX. 347 au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôl; ayez la lionlé de me les garder; que je vous aie cette obli- gation-là. Il n'est pas besoin de demander si \aral y consentit : outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains, qu'il en employa sans laçon une bonne partie à faire réparer sa chaumière et à >e donner toutes ses petites commodités : un habit neuf d'un très-beau velours bleu fui levé et fait à Salamanque, el une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plu- met jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hipolita eut aussi sa paniquante, et fut parfaitement bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été con- fiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. 11 ne se fit pas le moindre scrupule d'en user ainsi; il crut même qu'il était jusle qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme. Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était llailé qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'llipolila peu à peu s'accoutume- rail à soullïir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Véritablement il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui firent plus d'amitié qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. I H homme riche 8*4 toujours gracieuse des grands quand il se rend leur vache à lait. Xaral el sa sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses que de nom, n'eurenl pas plutôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio méritait d'être mé- nagé : ils eurent pour lui des égards et des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur déplaisait 348 LE DIABLE BOITEUX. pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés d'avoir recours à des alliances roturières. Dans celle opinion , qui dallait son amour, il se résolut à demander Hipolila en mariage. - Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionné- ment d'être son beau-frère; et que, pour avoir cel honneur, non-seulement il lui abandonnerait le dépôt, mais il lui fe- rait encore présent d'un millier de pistoles. Le superbe Xaral rougit à celle proposition, qui réveilla son orgueil; el, dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néan- moins, quelque indigné qu'il fût de la témérité de Fabricio, il se contraignil; et, sans témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter là- dessus Hipolila, et de faire même une assemblée de parents. II renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua ef- fectivement une diète composée de quelques hidalgos de son voisinage, lesquels élaienl de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la hidalguia. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il accordât sa sœur à don Fabricio, mais pour délibérer de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fdle de la qualité d'Hipolita. Dès qu'il eut exposé celte audace à l'assemblée, au seul nom de Fabricio et de fds de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles s'allumer de fureur : chacun vomit feu et flamme contre l'audacieux; les uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un LE DIABLE BOITKl X 3 Vit si honteux hyméiiée. Cependant, après qu'on eut considéré la chose plus mûrement, le résuluu de la diète lui qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont il au- rait sujet de se souvenir longtemps. On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut : on décida qu'Hipolila feindrait d'être sensible a rattachement de Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait, une nuit, ren- dez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit par la femme maure, des gens aposlés le surprendraient avec cette soubrette, qu'on lui ferait épouser par force. La sœur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à celle supercherie : il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais celte orgueil- leuse disposition fit bientôt place à des mouvements de pi- tié; ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la lierlé d'IIipolita. Dès ce moment, elle vit les choses d'un autre œil : elle trouva l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il avail, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement que cette pas- sion esl capable de produire : cette même fille qui s'ima- ginait qu'un prince à peine méritait de la posséder, s'entête en un instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après les avoir envisagées comme une ignominie. Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait; et, bien loin de servir le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabricio une secrète intelligence, par l'entremise de la femme maure , qui le faisait entrer quelquefois la nuit .550 LE DIABLE BOITEUX. dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque soupçon de ce qui se passait : sa sœur lui devint suspecte; il l'ob- serva, et fut convaincu, par ses propres yeux, qu'au lieu de répondre aux intentions de la famille, elle les trahissait. H en avertit prompiement deux de ses cousins, qui, pre- nant l'eu à cette nouvelle, commencèrent a crier : Ven- geance, don Thomas! vengeance!... Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, avec une modestie espagnole, qu'ils ver- raient l'usage qu'il savait faire de son épée, quand il s'a- gissait de l'employer à venger son honneur : ensuite, il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il leur marqua. Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et LE DIABLE BOITEUX. 351 les cacha dans une petite chambre , sans que personne de la maison s'en aperçût ; puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuil- là : ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour s'entretenir. Don Fabricio était avec sa chère Hipolita. Ils commen- çaient à se tenir des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui , bien que répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour les sur- prendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tons trois courageusement sur Fabricio, qui n'eut que le temps de se mettre en défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit en désespéré. Il les blessa 352 LE DIABLE BOITEUX. tous trois, et, leur présentant toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et de se sauver. Alors Xaral , voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolita, et lui plongea son épée dans le cœur; et ses deux parents, très- mortifiés du mauvais succès de leur complot , se retirèrent chez eux avec leurs blessures. Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous au- rons vu passer tous les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de quelle sorte, après que la justice se fut emparée de tous ses biens à l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait esclave en voyageant sur mer. Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don Cleophas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous aie interrompu pour vous en demander la cause. Vous n'y perdrez rien, répondit le Démon; je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de savoir. Ce captif, dont l'abattement vous a frappé, est un enfant de famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un patron qui a une femme très-jolie : elle aimait violemment cet esclave , qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât chez lui a la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce temps-là, pleure sans cesse la perle de sa patronne; la li- berté ne peut l'en consoler. Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Lean- dro Perez : qui est cet homme-là? Le Diable répondit : C'est un barbier, natif de Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye, après quarante ans de captivité. Lorsqu'il tomba LE DIABLE BOITEUX. 353 au pouvoir d'un corsaire, on allant do Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une fille : il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils, qui, plus heu- reux que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des liions immenses dans son pays, où il a fait l'acquisition de doux belles terres. Quelle satisfaction! reprit l'écolier, quel ravissement pour ce fds de revoir son père, et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et tranquilles! Vous parlez, repartit le boiteux, en enfant plein de ten- dresse et de sentiment : le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie : au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire concierge d'une de ses terres. Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un «autre qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe : c'est un petit médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi eux; ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne. Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger, pendant douze ans, chez un renégat anglais, son patron. Kl qui est ce pauvre cap- tif? dit Zambullo. C'est un cordelier de Navarre, répondit le Démon : je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâli comme un misérable, puisqu'il a, par ses discours de mo- rale, empêché plus de cent esclaves chrétiens do prendre le turban. 85* LE DIABLE BOITEUX. Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cleo- phas, que je suis fâché que ce bon père ail élé si longtemps à la merci d'un barbare. Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, repartit Asmodée. Ce bon religieux a si bien mis à profil ses douze années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments, que dans sa cellule h combattre des tentations qu'il n'aurail pas toujours vaincues. Le premier captif après ce cordelier, dit Leandro Perez, a l'air bien tranquille pour un homme qui revient de l'es- clavage : il excite ma curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage. Vous me prévenez , répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté de vous apprendre sa pitoyable histoire et de laisser là le reste des captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures méritent de vous être ra- contées. L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le Diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant. CHAlMTltK \\. Dr la ilrrnièrc histoire quAsmo.lrc raconta : marnent, en la HlUwInl, il (ul lout a coup iiiii-r rompu, it il.- i|iirll<' inaiiiiTi' ili'Kicrraltli- pour et Di-iunn 'Ion Clcoplias cl lui furent séparé». ablos de Bahabon , fils d'«in alcade Ide village de la Castille-Vieille, après avoir potage avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque | dans le dessein d'aller grossir le nom- bre des écoliers de I université. Il était bien fait, il avait de l'esprit, et il entrait alors dans sa vingt-troisième année. Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une dispo- sition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire 356 LE DIABLE BOITEUX. parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchè- rent à l'envi son amitié; c'était à qui serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours : je dis don Pa- blos, parce qu'il avait pris le don, pour être en droit de vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. 11 ne laissa pas toute- fois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui fit, que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource. Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dé- pense , cessèrent de le voir, et ses créanciers commencè- rent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si vivement en justice , qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de Tormès, il rencontra une personne de sa con- naissance qui lui dit : Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses ; ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville. Bahabon , effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la roule de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne , et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa mar- che plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs feuilles : il choisit le plus loulfu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'enveloppaient de leurs feuillages. LE D1ABLK BOUKl \ r>7 Se croyantes sûreté dans eet endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil ; et comme les hommes foui or- dinaiirmail les plus belles réllexions du monde quand les laules sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se re- voyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la déhanche, et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin. Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les feuil- les qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lors- qu'à la faible clarté d'une nouvelle lune, il crut discerner une figure d'homme. A celle vue, qui lui rendit sa pre- mière peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui , l'ayant suivi à la piste , le cherchait dans ce bois ; et sa frayeur re- doubla quand il vil qu'au pied du même arbre sur lequel il était, cet homme s'assit, après en avoir l'ail le lour deux ou trois fois. Le Diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit : Seigneur Zambullo, dit-il à don Cleophas, permettez-moi de jouir un peu de l'embarras où je mcls votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine de sa- voir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à pro|K>s , et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous appren- drez bientôt; je n'abuserai point de voire patience. Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'é- pais feuillage dérobait à ses yeux don l'ablos, s'y reposa quelques instants; puis il se mil à creuser la terre avec un poignard , el lit une profonde fosse où il enterra un sac de buffle : ensuile il combla la fosse, la recouvrit propre- ment de gazon, el se retira. Hahabon,qui avait observé 358 LE DIABLE BOITEUX. loul avec une extrême altenlion , et dont les alarmes s'é- taient changées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné, pour descendre de son arbre et aller dé- terrer le sac , où il ne doutait pas qu'il n'y eût de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce travail , qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jus- qu'aux entrailles de la terre. D'abord qu'il eut le sac en sa puissance , il se mit à le làter; et, persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il LE DIAKI.E BOITEUX. 35!) se hàla de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de i'alguaul que celle de I homme à (|iii le sac appartenait . Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha lé- gèrement tonte la nuit, sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. .Mais à la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres , assez près du bourg de Molorido, moins, à la vérité, pour se reposer, que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment où vous allez prendre un grand plaisir : il y trouva de bonnes dou- bles pistoles; et, pour comble de joie, il en compta jus- qu'à deux cent cinquante. Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buflle, et se rendit à Molorido. Il s'y (il enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une mule, sur laquelle il retourna dès le jour même à Salamanque. Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y (it paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa fable toute prèle : il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant point de son pays, quoiqu'il eût écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, il s'était dé- terminé à y faire un tour, et que le soir précédent, connue il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à Itoul un honnête homme, qui les aurait depuis longtemps conlen- 360 LE DIABLE BOITEUX. lés, s'il eûl ou des fermiers plus exacts à lui faire loucher ses revenus. Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui , dès le lendemain, tous ses créarciers, et de les payer jus- qu'au dernier sou. Les mêmes amis qui l'avaient aban- donné dans sa misère ne surent pas plutôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils recommen- cèrent a le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à ses dépens; mais il se moqua d'eux à son lour. Fidèle au serment qu'il avait fait dans le bois, il leur rompit en visière. Au lieu de reprendre son premier train , il ne son- gça plus qu'à faire des progrès dans la science des lois , et l'élude devint son unique occupation. Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui en pareil cas. 11 avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, si par ha- sard il découvrait à qui elles appartenaient : mais se repo- sant sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant patiemment cette découverte, qu'il fit néan- moins une année après. Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de celle ville, nommé Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour y chercher un sac rempli de pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre homme à la mendicité. Je dirai, à la louange de Bahabon, que les reproches se- crets que sa conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse où il y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. Mon ami, lui dit-il d'un LE DIABLE BOITEUX. 3«1 air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident qui vous est arrivé, et, la charité nous obligeant à nous aider les uns les autres à proportion de notre pou- voir, je viens vous apporter un petit secours; mais je vou- drais savoir de vous-même votre triste aventure. Seigneur cavalier, répondit Piquillo , je vais vous la conter en deux mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus; et. craignant qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que de les aller enterrer dans le bois où j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis ce jour malheureux , mon fils m'a pris tout ce que j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, hélas! celte seule ressource qui me restait pour subsister m'a cruellement été ravie. Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir re- nouveler son affliction , et il répandit des pleurs en abon- dance. Don Pablos en fut attendri , et lui dit : Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes les traverses qui arrivent dans la vie : vos larmes sont inutiles; elles ne vous feront pas retrouver vos doubles pistoles, qui véritable- ment sont perdues pour vous, si quelque fripon les pos- sède. Mais que sait-on? elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien , qui ne manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont a vous. Elles vous seront donc peut-être rendues, vivez dans cette espérance; et en attendant une restitution si juste, ajouta- l— il en lui donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de buffle, prenez ceci, et me venez voir dans huit jours. Après lui avoir parlé de cette sorte , il lui 46 Mi LE DIABLE BOITEUX. dit son nom et sa demeure, et sortit tout confus des re- merciements que lui faisait Ambrosio, et des bénédictions qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses : on se garderait bien de les admirer, si l'on en pénétrait les motifs. Au bout de huit jours, Piquillo , qui n'avait pas oublié ce que don Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon accueil, et lui dit affectueusement : Mon ami , sur les bons témoignages qui m'ont été rendus de vous , j'ai résolu de contribuer autant qu'il me serait possible h vous remettre sur pied : j'y veux employer mon crédit et ma bourse. Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il , savez- vous ce que j'ai déjà fait? Je connais quelques per- sonnes de distinction qui sont Irès-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus que je vais vous donner. En même temps il entra dans son cabinet, d'où il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette somme en argent, et non en doublons , de peur que le bourgeois, en recevant de lui tant de doubles pistoles , ne s'avisât de soupçonner la vérité ; au lieu que , par cette adresse, il parvenait plus sûrement à son but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa réputation avec sa conscience. Aussi Ambrosio était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de l'argent restitué : il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête faite en sa faveur; et après avoir remercié de nouveau don Pablos , il regagna sa petite salle basse , en bénissant le ciel d'avoir trouvé un cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement. Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis qui n'était guère mieux que lui dans ses affaires , et qui lui dit : LE DIABLE B01TEI \. 363 Je pars dans deux jours pour aller n'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit meure à la voile pour la Nou- velle-Kspagne : je ne suis pas conlent de ma condition dans ce pays-ci , el le cœur me dit que je serai plus heureux au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant vous cent écus seulement. Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo : j'entreprendrais volontiers ce voxage si j'étais sûr de gagner ma vie aux Indes. La-dessus son ami lui vanta la fertilité de la Nouvelle-Espagne , et lui fit envisa- ger tant de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, se lais- sant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salaman- que, il eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait que , trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en profiler, pour voir si la fortune lui sérail plus favorable ailleurs que dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés. Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pa- blos, qui voyait par-là déconcerter le plan qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à Salamanque, il se consola insensiblement , et s'attacha plus que jamais à l'é- tude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint le plus brillant sujet de l'univer- sité , qui le choisit enfin pour son recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une profonde science ; il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les vertus d'un homme de bien. Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les pri- 364 LE DIABLE IiOlTEUX. sons de Salamanque un jeune garçon accusé de rapt , et près de perdre la vie. Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa qui était le prisonnier; et ayant découvert que c'était le fils d'Am- brosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a d'ad- mirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes pour et contre ; et comme notre recteur la possé- dait à fond, il s'en servit utilement pour l'accusé : il est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitalions ; ce qui opéra plus que tout le reste. Le coupable sortit donc de celle affaire plus blanc que neige. Il alla remercier son libérateur, qui lui dit : C'est à la considération de votre père que je vous ai rendu ser- vice. Je l'aime ; et pour vous en donner une nouvelle mar- que, si vous voulez demeurer dans celle ville , et y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune ; si , à l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais bon. Le jeune Piquillo lui répondit : Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre seigneurie, j'au- rais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si grand avantage : je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait. Sur cette assurance, le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pisloles, en lui disant : Tenez, mon ami, at- tachez-vous à quelque honnête profession; employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai point. Deux mois après cette aventure , il arriva que le jeune Piquillo, qui de temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en pleurs devant lui. Qu'avez- vous? lui dit Bahabon. Seigneur, répondit le fds d'Ambro- LE IMAHLE BOITEUX. 365 sio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le cœur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est actuellement dans les fers : un vieillard de Salamanque, <|iii revient d'Alger, où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. Hélas! ajoula-l-il en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux , misé- rable que je suis! c'est moi dont le libertinage a réduit mon père h cacher son argent, et à se bannir de sa patrie! C'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! Ah ! seigneur don Pablos , pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me laisser expier, par ma mort, le trime d'avoir causé tous ses malheurs. A ce discours, qui marquait un fripon de fds converti, le recteur fut louché de la douleur que le jeune Piquillo l'ai- 3G6 LE DIABLE BOITEUX. sait paraître. Mon enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos fautes passées : essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa délivrance ne dépend que d'une rançon, dont je nie charge; quelques maux qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant en vous un (ils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra plus de son mauvais sort. Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Am- brosio tout consolé; et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où, étant arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites : « Cette somme « est donnée aux Pères de la Rédemption pour le rachat « d'un pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio « Piquillo, captif à Alger. » Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air tranquille. Mais il ine semble, dit don Cleophas, que Bahabon n'en doit plus guère de reste à ce bourgeois. Don Pablos pense autrement que vous, répondit Asmodée. Il restituera le principal et les intérêts : la délicatesse de sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: Ambrosio, mon ami, ne me re- gardez plus comme votre bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent que vous aviez ca- ché dans un bois : ce n'est point assez que je vous rende vos deux cent cinquante doublons, puisque je m'en suis servi pour parvenir au rang que je tiens dans le monde ; tous mes effets vous appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que.... Le Diable boiteux s'arrêta LE DIABLE BOITEUX. 3C7 loin court on cet endroit; il lui prit un frisson, et il chan- gea de visage. Qu'avez-vous? lui dit l'écolier; quel mouvement extra- ordinaire vous agite et vous coupe subitement la parole? Ah! seigneur Leandro, s'écria le Démon d'une voix trem- blante, quel malheur pour moi ! Le magicien qui me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ■f^ù, ne suis plus dans son laboratoire : il va me rappeler par des conjurations si fortes, que je n'y pourrai résister. Que j'en suis morlilié! dit don Cleophas tout attendri : quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons nous séparer pour jamais. 368 LE DIABLE BOITEUX. Je ne le crois pas, répondit Asmodée : le magicien peut avoir besoin de mon ministère; et si j'ai le bonheur de lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me remettra-t-il en liberté : si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à personne ce qui s'est passé celte nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confi- dence à quelqu'un , je vous avertis que vous ne me rever- riez plus. Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue folle de vous : le seigneur don Pèdre de Escolano, son père, est tlans la résolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure : tout l'enfer est effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabalisle. Je ne puis demeurer plus longtemps avec votre seigneurie : jusqu'au revoir, cher Zambullo. En achevant ces mots, il embrassa don Cleophas, et disparut après l'avoir transporté dans son appartement. CIIAl'ITltK XXI. Hoc fil don <.li»|>tu< aprr» qui- h Dtahlc boitiux te (m rtoifnr il. Un . . I injrile fjftm l'juinir de rc I oiiïrjer j jus»- * nmfmt » finir. \ momonl après la rolraitc d'Asmo- ■l< '•■ . l'écolier, se sentant fatigué d'a- voir été toute la nuit sur ses jambes. >'t de s'être donne beauc onp de mou- vement, se déshabilla et se mit au it pour prendre quelque repos. Dans l'aplalion où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui doivent Ions les mortels. 47 370 LE DIABLE BOITEUX. il tomba dans un assoupissement léthargique, où il passa la journée et la nuit suivante. Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en criant de toute sa force : Holà! ho! seigneur don Cieophas, debout! A ce bruit, Zambullo se réveilla. Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes couché depuis hier malin? Cela n'est pas possible, répondit Leandro. Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux l'ois le tour du cadran. Toutes les personnes de celte maison me l'ont assuré. L'écolier, élonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son avenlure avec le Diable boiteux ne fût qu'une illu- sion; mais il ne pouvait le croire; et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. le niAHLK uorn.i \ 371 Quand ils furent arrivés là , et que don Cleopbas aperçut l'hôtel de don Pèdre presque lout réduit en cendres, il fei- gnit d'en rire surpris. Que vois-jc! dit-il. Quel ravage le l'eu a fait ici! A qui appartenait celte malheureuse maison".' y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée? Don Luis de Lujan répondit à ces deux questions, et lui dit ensuite : Cet incendie l'ail moins de bruit dans la ville par le dommage considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous apprendre. Le seigneur don Pèdre de Escolano a une fdle unique qui est belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre pleine de tlanuue et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais pas encore le nom ; cela fait le sujet de tous les entreliens de Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, <'t l'on croit que, pour prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra bien obtenir la fdle du seigneur don Pèdre. Leandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre intérêt à ce qu'il disait; puisse débar- rassant bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il gagna le Prado, où, s'élanl assis sous des arbres, il se plongea dans une profonde rêverie. Le Diable huileux vint d'abord oc- cuper sa pensée. Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher Asmodée; il m'aurait fait faire le lour du monde en peu de temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les incom- modités des voyages : je fais sans doule une grande perte; mais, ajoula-l-il un moment après, elle n'est peut-être pas irréparable : pourquoi désespérer de revoir ce Démon? Il peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magi- cien lui rende incessamment la liberté. Pensant ensuite à don Pèdre et à sa lille, il prit la résolution d'aller chez eux, l>oussé par la seule curiosité de voir la belle Séraphins; 372 LE DIAJ5LE BOITEUX. Dès qu'il parut devant don Pèdre, ce seigneur courut h lui les bras ouverts, en disant : Soyez le bienvenu, géné- reux cavalier, je commençais a me plaindre de vous. Hé quoi! disais- je, don Cleophas, après les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à s'offrir à mes yeux ! qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui témoi- gner l'estime et l'amitié que je sens [tour lui ! Za mbullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. Je ne suis pas satisfait de celte excuse, répliqua don Pèdre; vous ne sauriez être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre se- cours, dans une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi , s'il vous plaît : vous avez d'autres remercie- ments que les miens à recevoir. En parlant de celte sorte il le prit par la main , et le conduisit a l'appartement de Séraphine. Cette dame venait de faire la sieste. Ma fdle, lui dit son père, je viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé la vie : marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a fait pour vous, puis- que l'étal où vous étiez avant-hier ne vous le permit pas. Alors la senora Seraphina, ouvrant une bouche de rose, adressa la parole à Leandro Perez, et lui fit un compliment qui charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot; mais comme il ne m'a point été rendu fidè- lement, j'aime mieux le passer sous silence que de le défi- gurer. Je dirai seulement que don Cleophas crut voir et enten- dre une divinité; qu'il fut pris en môme temps par les yeux et par les oreilles : il conçut aussitôt pour elle un amour violent; mais bien loin de la regarder comme une personne • • LE DIAIILK BOITEUX. 373 qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré tout ce que le Démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau prix le service qu'on s'imaginait qu 'il avait rendu. Plus il la trouvait charmante, moins il osait se llatler de l'obtenir. Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage, c'est que don Pèdre, dans la longue con- versation qu'ils eurent ensemble, ne toucha point. celte corde-là, et ne lit que l'accabler d'honnêtetés, sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son beu- père. De son côté, Séraphine, aussi polie que son père, « •# 374 LE DIABLE BOITEUX. lint des discours pleins de reconnaissance , sans se servir d'aucune expression qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour et fort peu d'espérance. Asmodée, mon ami, disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût été encore avec ce Diable, quand vous m'a- vez assuré que don Pèdre était dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait d'une vive ar- deur que vous lui aviez inspirée pour moi, il faut que vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien que vous ne sachiez pas mieux le présent que l'avenir. Notre écolier fut fâché d'avoir été chez celte dame ; et, regardant la passion qu'il avait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait vaincre, il résolut de ne rien épar- gner pour cela : il fit plus, il se reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père disposé à lui accorder sa fille; et il se représenta qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice. 11 élait encore plein de ces réflexions, lorsque don Pèdre, l'ayant envoyé chercher le jour suivant, lui dit : Seigneur Leandro Perez, il est temps que je vous prouve par des actions, qu'en m'obligeant vous n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séra- phine soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je la vois prêle à m'obéir sans répugnance : je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé pour époux son libérateur. Elle en a marqué sa joie par un transport qui m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc une chose résolue, vous épouserez ma fille. LE DIAllLt: BOITEUX. 375 Après avoir ainsi parle, le bon seigneur de Kscolano, qui s'attendait avec raison que don Cleophas lui rendrait de très-hund)les grâces d'une si grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé. Parlez, Zam- bullo, lui dil-il : que faut-il que je pense du désordre où vous met la proposition (pie je vous fais? qui peut vous révolter contre elle? Un simple gentilhomme doit- il se refuser a une alliance dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque tache que j'ignore? Seigneur, répondit Leandro, je ne sais que trop la dis- tance que le ciel a mise entre nous. Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi, don Cleophas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi , et son inlé- ivt s'oppose en ce moment à votre fortune? Si j'avais une maîiresse «à qui je fusse lié par des serments, répondit l'é- colier, rien sans doute ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point celle raison qui m'empêche de profiler de vos bontés : un sentiment de délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me pro- posez; el. loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous détromper : je ne suis point le libérateur de Séra- phine. Qu'ciilends-je! s'écria le vieillard, fort étonne : ce n'est pas vous qui l'avez délivrée des flammes qui ['allaient con- sumer? ce n'est jvoint vous qui avez fait une action si har- die? Non, seigneur, répondit Zambullo; tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre que « 1 : S MATIÈRES ' KoTICI sur Le Sa(tc W I ÙUHIII rRKMiKH — QMl diable c'est que le Diable boilem. — Ou cl par quel hasard don C.lco|ihas l.candro Père* /.ainliiillii lii CMimhww avec, lui I C.iiap. 11. — Suite de la délivrance d'Asmodcc li tlHAP. III. — Dans quel endroit le Diable hnitem llMfpMa l'écolier: et des pre- mières ehoses qu'il lui (il voir !!• Chap. IV. — llisloire des amours du romte de Bvlflor et de l.éonor de Ceapéde». V2 Oiiap. V. — Suite et conclusion des amours du comte de Hclflor "I Chap. VI. — Des nouvelle* choses que vit don Cleophas. et de quelle manière il fut v café de doua Thoniasa ^ !N> I'.ukv. VII. — Des prisonniers MI7 i il ve. VIII. — Vsmodéc montre a don C.leoplias plusieurs personnes, el lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée i:tl I me. IX. — Des Fous enfermés IM <:map. X. — Donl la matière est inépuisable \X1 ■ :«o TABLE DES MATIÈRES. C.UAP. XI. — De l'incendie, et de ee que fil Asmodéc en celle occasion par amitié' |>"lll 197 ClIAP. 203 Chap. 2IS Chap. XIV. — Du démêlé d'un poète tragique avec un auteur comique m C.UAP •2fi-> » & MB ClIAP 4 ** * ' # • ■ mf XVII. — Où l'un verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copie. . . . 319 ClIAP. XVIli. — Ce que le Diable fit encore remarquer a don Clcophas 329 Chap. XIX. — Des Caplifs 341 C.UAP XX. — De la dernière histoire qu'Asmodée raconta : comment, en la finis- sant , il fut lout a coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Clcoplias et lui furent séparés 355 Cuap. XXI. — De ce que fit don Cleophas après que le Diable boiteux se fut éloi- gné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé a propos de le finir. 369 \M^ IIN IIJî I.A TABLE. A* * «T ttii" »r.™,?,!'TYof«^o» URBAN4 1 4I îîasL